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La Dynastie "Si l'on voulait résumer chaque règne des souverains belges, on dirait que Léopold 1er personnifie la sagesse politique, Léopold II le génie créateur, Albert 1er le sens de l'honneur, Léopold III le sens du devoir". Paul CROCKAERT (1) Depuis notre indépendance en 1831, nous vivons sous un régime de monarchie constitutionnelle. Cela signifie que "Tous les pouvoirs émanent de la Nation", ainsi que le proclame l'article 25 de notre Loi fondamentale, et que le peuple belge souverain a fixé, par l'intermédiaire de ses Représentants de l'époque, la garantie de ses libertés ainsi que la répartition des trois pouvoirs - le Législatif, l'Exécutif et le Judiciaire - dans sa Constitution. Celle-ci nous fournit notamment les règles qui déterminent quelle est notre dynastie, quelles sont les modalités de la succession au trône et prévoit les solutions à apporter aux problèmes généraux qui peuvent se poser, par exemple, lors du décès ou d'une "impossibilité de régner" du Roi. Ainsi, l'article 60 détermine-t-il que "Les pouvoirs constitutionnels du Roi sont héréditaires dans la descendance directe, naturelle et légitime de S.M. Léopold, Georges, Chrétien, Frédéric de Saxe-Cobourg, par ordre de primogéniture. Sera déchu de ses droits à la couronne, le descendant visé à l'alinéa 1er, qui se serait marié sans le consentement du Roi ou de ceux qui, à son défaut, exercent ses pouvoirs dans les cas prévus par la Constitution. Toutefois, il pourra être relevé de cette déchéance par le Roi ou par ceux qui, à son défaut, exercent ses pouvoirs dans les cas prévus par la Constitution, et ce moyennant l'assentiment des deux Chambres.". Jusqu'en juillet 1991, les femmes étaient exclues de la succession; le texte que nous venons de citer est celui qui est actuellement en vigueur, particulièrement depuis le décès inopiné du Roi BAUDOUIN le samedi 31 juillet 1993. La Constitution avait, dans une "Disposition transitoire" (2), établi que cette nouvelle règle commencerait avec la descendance de l'actuel Roi ALBERT II, ce qui exclut de la succession la descendance de la Grande-Duchesse de Luxembourg Joséphine-Charlotte, soeur aînée du Roi. Les Constituants de 1831 ont de même prévu l'éventualité d'une extinction de la dynastie; dans ce cas, "le Roi pourra nommer son successeur, avec l'assentiment des Chambres" comme le précise l'article 61 (3), tandis que l'article 85 envisage le cas où, faute de cette désignation, le trône serait vacant (4). C'est en vertu de ces règles que la Belgique vit actuellement sous le règne de son sixième Souverain : Léopold 1er (1790-1865), choisi en 1831 essentiellement dans le but d'obtenir l'aval de l'Angleterre pour que notre pays soit reconnu indépendant malgré les réticences des Grands de la "Sainte-Alliance" - Prusse, Autriche et Russie -, prêta le serment constitutionnel le 21 juillet 1831; ce jour est resté depuis celui de notre Fête nationale. Il épousa en 1832 Louise-Marie d'Orléans, fille du Roi des Français Louis-Philippe, dans le but de renforcer la position diplomatique de la Belgique. Son règne fut avant tout celui de la fondation du Pays tant sur le plan de ses institutions - lois communale et provinciale, codes - que sur celui de son économie : grâce à son action personnelle, la Belgique devint rapidement la deuxième puissance économique mondiale après l'Angleterre ! Devenu un peu par hasard notre premier Souverain, lorsqu'il mourut en décembre 1865 il fut unanimement regretté pour avoir rempli la double gageure de permettre à la Belgique d'exister d'abord, d'être respectée de tous ses voisins ensuite. Léopold II (1835-1909) poursuivit l'oeuvre de son père et entreprit à la fois de grands travaux d'urbanisme principalement à Bruxelles, l'organisation de la Défense de l'Etat tant contre le danger représenté par les désirs expansionnistes de Napoléon III (jusqu'en 1870) que contre la nouvelle puissance allemande (réunifiée en un deuxième Reich à partir de 1871), et la vaste entreprise congolaise dont sa gestion "pragmatique" amena quelques critiques jusqu'à sa reprise par la Belgique en 1908. Son neveu Albert (1875-1934) lui succéda du fait du double décès imprévisible du prince Léopold en 1869 et de son frère aîné Baudouin en 1891. Tardivement préparé à cette lourde tâche à laquelle il ne semblait pas destiné, il sut s'entourer et fit preuve à la fois de l'énergie indispensable qui lui permit de résister victorieusement en sa qualité de "Commandant de l'armée" à la violation de la neutralité de la Belgique par les Allemands en 1914, et d'un sens aigu de la diplomatie grâce auquel il remplit son difficile rôle d'arbitre au moment où le développement d'un mouvement flamand et l'éveil d'une conscience wallonne menaçaient l'unité du Pays : c'est sous son règne, en 1930, que fut effectuée en douceur la flamandisation de l'Université de Gand et que fut mise en place, en 1932, l'ébauche d'une frontière linguistique déterminant les conditions d'une cohabitation harmonieuse entre les sensibilités différentes du Nord et du Sud de la Belgique. Avec la reine Elisabeth, il fut également un protecteur vigilant et passionné des Arts et des Sciences. Son fils Léopold III (1901-1983) arriva prématurément au pouvoir suite à la mort accidentelle du "Roi-Chevalier". En 1934, Hitler était au pouvoir en Allemagne et le Roi comprit vite que la Belgique devait agir pour prévenir les désastres d'un éventuel nouveau conflit qui pourrait, une fois de plus, détruire le pays comme en 14-18; il suivit donc la politique de Neutralité préconisée en 1936 par son ministre des Affaires étrangères Paul-Henri Spaak et chercha jusqu'en 1939 une solution pacifique à la tension qui montait de plus en plus en Europe. Il ne put toutefois éviter une nouvelle invasion de la Belgique et dut capituler avec son armée après une héroïque résistance de dix-huit jours. A cette occasion, une dissension grave éclata avec ses ministres et ce fut la "Question royale" que nous ne traiterons pas dans cet ouvrage faute de pouvoir lui donner une place suffisante pour en examiner correctement tous les aspects. Il abdiqua en 1950-1951 en faveur de son fils Baudouin, son sens du Devoir lui faisant préférer la sauvegarde de l'unité du Pays autour de la Dynastie à celle de sa Personne comme Souverain. En 2001, sa Veuve a publié ses notes rédigées en 1983 (voir la Bibliographie : LEOPOLD III). Baudouin 1er (1930-1993) monta ainsi sur le trône à 21 ans dans des conditions particulièrement pénibles. Il sut très rapidement s'imposer par sa sagesse et son extraordinaire don d'écoute. Si l'Indépendance du Congo en 1960 lui échappa, il sut contrôler la lente mais souvent difficile évolution de la Belgique vers le "fédéralisme". Depuis 1960, avec l'aide de la reine Fabiola, il fut un observateur attentif de la vie sociale, économique, artistique et scientifique du Pays, notamment par la création de la Fondation Roi Baudouin. Son décès a fortement marqué les Belges qui ont compris combien important était le rôle de la dynastie dans le maintien d'une Belgique forte dans une Europe qui a bien du mal à se mettre en place. Le Roi Baudouin a oeuvré à la fois dans le sens de la préservation de notre cohésion nationale et dans celui de la construction européenne pour laquelle nous remplissons un rôle de moteur. Sa dernière allocution, le 21 juillet 1993 - soit dix jours avant sa mort -, incitait les Belges à faire de leur nouveau fédéralisme - fondé sur la reconnaissance des doubles réalités culturelles (les Communautés) et économiques (les Régions) - un modèle pour l'Europe. Si de nombreux Belges s'attendaient à ce que son neveu, le Prince Philippe, lui succédât, il n'est pas étonnant que ce soit son frère Albert II (né en 1934) qui ait entrepris de poursuivre son oeuvre dans la Belgique qui venait de se doter de nouvelles institutions. Son expérience, notamment en matière de Commerce extérieur, sera assurément précieuse dans les années à venir. * * * Jadis, à l'époque des monarchies absolues "de Droit divin", existait l'adage "Le Roi est mort. Vive le Roi!", ce qui signifiait que le décès d'un Souverain n'était qu'une péripétie dans l'Histoire de l'Etat et que son successeur devenait Roi immédiatement. Bien sûr, existaient les cérémonies du sacre, différentes dans le détail d'un pays à l'autre; néanmoins le nouveau Souverain l'était bien à part entière du seul fait de son Droit. En Belgique, ce n'est pas le cas et, comme l'indique l'article 80 de notre Constitution, "Le Roi est majeur à l'âge de 18 ans accomplis. Il ne prend possession du trône qu'après avoir prêté, dans le sein des Chambres réunies, le serment suivant : "Je jure d'observer la Constitution et les lois du Peuple belge, de maintenir l'indépendance nationale et l'intégrité du territoire.".". Autrement dit, nul ne peut être considéré comme Roi des Belges, avec les prérogatives et les devoirs qu'implique ce titre, qu'après avoir prêté ce serment dont la formule lui est spécialement réservée. Comme le prévoit l'article 79, "A la mort du Roi, les Chambres s'assemblent sans convocation, au plus tard le dixième jour après celui du décès. Si les Chambres ont été dissoutes antérieurement, et que la convocation ait été faite, dans l'acte de dissolution, pour une époque ultérieure au dixième jour, les anciennes Chambres reprennent leurs fonctions jusqu'à la réunion de celles qui doivent les remplacer. S'il n'y a qu'une Chambre dissoute, on suit la même règle à l'égard de cette Chambre. A dater de la mort du Roi et jusqu'à la prestation du serment de son successeur au trône ou du régent, les pouvoirs constitutionnels du Roi sont exercés, au nom du peuple belge, par les ministres réunis en conseil, et sous leur responsabilité.". Et, comme une Loi fondamentale bien conçue doit tout envisager, afin que chacun sache exactement comment fonctionnent les Institutions de sa Patrie, la nôtre précise que "Si, à la mort du Roi, son successeur est mineur, les deux Chambres se réunissent en une seule assemblée à l'effet de pourvoir à la régence et à la tutelle." (article 81). L'article 77 de la Constitution a, de même, prévu d'accorder au Roi une "Liste civile" (5) grâce à laquelle le Chef de l'Etat peut notamment payer ses conseiller et subvenir à l'entretien des bâtiments mis à sa disposition. Enfin, il se peut que le Roi tombe gravement malade et se trouve de ce fait "dans l'impossibilité de régner", parce qu'il serait inconscient par exemple. L'article 82 a prévu ce cas qui a connu, comme nous le verrons dans la dernière partie de ce chapitre, des applications que les rédacteurs de notre Charte n'avaient pas prévues mais que la souplesse de Son texte a permis de résoudre, fût ce au prix de quelques interprétations (6). ------------------------- Malgré le caractère héréditaire de la fonction royale, il est évident que le Pouvoir législatif est primordial; en effet, le Roi prête le serment constitutionnel dans le sein des Chambres; il ne peut être chef d'un autre Etat sans leur accord comme nous le verrons pratiquement plus bas (article 62); de même, il doit obtenir leur assentiment tant pour lever la déchéance d'un prince royal que pour désigner son successeur lorsqu'il n'a pas de descendance. Les Chambres pourvoient au remplacement définitif du Roi ou à l'instauration de la Régence, en cas d'impossibilité de régner du Souverain en place, comme dans celui d'une vacance du trône. Ce sont, enfin, les Chambres qui votent la liste civile qui permettra au Roi d'organiser son Administration pendant la durée de son règne. Les pouvoirs du Chef de l'Etat en Belgique sont donc bien une émanation de la Nation, ainsi que nous le signalions dès l'abord. Outre cela, nous avons déjà noté que les ministres constituent un "relais" de la fonction royale entre la date du décès du Roi et celle de la prestation de serment de son successeur; cet intérim ne peut toutefois excéder dix jours. Il incombe, en outre, aux ministres de faire constater une éventuelle impossibilité de régner. Ils sont les conseillers principaux et responsables du Souverain au sein de l'Exécutif. Il est cependant clair que le Roi est considéré comme indispensable au bon fonctionnement de notre régime démocratique; en effet, l'accession au trône du nouveau Souverain doit s'effectuer dans les dix jours; les Chambres doivent être convoquées "immédiatement", afin de pourvoir à une régence, lorsque le Roi est reconnu "dans l'impossibilité de régner"; elles le sont dans les deux mois, après avoir été intégralement renouvelées - ce qui permet un contrôle populaire -, s'il faut procéder à l'élection d'une nouvelle dynastie. Nous voyons ainsi mis en place, dès le départ, les trois éléments essentiels du Pouvoir : les Chambres, les ministres et le Roi lui-même. ---------------------------------------- Examinons ceci à l'aide de quelques exemples pratiques. 1. La succession au trône. A. Léopold II. L'"Histoire parlementaire de la Belgique", de Louis HYMANS, nous rapporte comment le Roi Léopold II succéda à son père, en décembre 1865 : "Le 11, Charles ROGIER, ministre des Affaires étrangères, fait à la Chambre des Représentants l'annonce du décès de Léopold 1er : "Messieurs, nous venons accomplir la pénible mission d'annoncer à la chambre des représentants la mort du Chef illustre et à jamais populaire de la grande famille belge... Bientôt l'héritier du trône viendra au sein des chambres réunies prêter le serment constitutionnel, qu'il gardera avec la même fidélité que son auguste père. Votre patriotique et unanime concours, acquis désormais à Léopold II, lui permettra, messieurs, de continuer et d'affermir l'oeuvre nationale, si glorieusement poursuivie par Léopold 1er, et d'assurer ainsi à la Belgique de nouveaux jours de liberté, de paix et de prospérité". Le 17, "les deux chambres se réunissent pour recevoir le serment constitutionnel de Léopold II. (...) A midi et demi, l'arrivée du Roi au Palais de la Nation est signalée; un grand silence se fait dans l'assemblée. Quelques instants après, l'huissier chef apparaît à la porte de la salle et annonce : LE ROI ! Sa Majesté, précédée de la députation et suivie de sa maison militaire, fait son entrée au milieu d'acclamations enthousiastes, qui se prolongent pendant plusieurs minutes. Le Roi, après avoir salué l'assemblée, à plusieurs reprises, monte les degrés du trône et, le calme s'étant rétabli, il prononce, debout, d'une voix fortement accentuée et en étendant la main, le serment constitutionnel ainsi conçu: "JE JURE D'OBSERVER LA CONSTITUTION ET LES LOIS DU PEUPLE BELGE, DE MAINTENIR L'INDEPENDANCE NATIONALE ET L'INTEGRITE DU TERRITOIRE". Puis, le Roi s'assied et s'exprime en ces termes : "Messieurs, La Belgique a, comme moi, perdu un Père. L'hommage si unanime que la nation rend à sa mémoire répond dignement aux sentiments qu'elle lui a voués pendant sa vie. J'en suis aussi touché que reconnaissant. L'Europe elle-même n'est pas restée indifférente à ce deuil : les Souverains et les Princes étrangers ont voulu prendre part aux derniers honneurs que nous rendons à Celui qu'ils avaient placé si haut dans leur confiance et dans leur amitié. En mon nom, et au nom de la Belgique, je les en remercie. Succédant aujourd'hui à un Père si honoré de son vivant, si regretté après sa mort, mon premier engagement, devant les élus de la nation, est de suivre religieusement les préceptes et les exemples que sa sagesse m'a légués de ne jamais oublier quels devoirs m'impose ce précieux héritage. Si je ne promets à la Belgique ni un grand règne, comme celui qui a fondé son indépendance, ni un grand Roi comme Celui que nous pleurons, je lui promets du moins un Roi belge de coeur et d'âme, dont la vie entière lui appartient. Premier Roi des Belges à qui la Belgique ait donné le jour, je me suis, depuis mon enfance, associé à toutes les patriotiques émotions de mon pays. Comme lui, j'ai suivi avec bonheur ce développement national qui féconde dans son sein toutes les sources de force et de prospérité; comme lui, j'aime ces grandes institutions qui garantissent l'ordre en même temps que la liberté et sont la base la plus solide du trône. Dans ma pensée, l'avenir de la Belgique s'est toujours confondu avec le mien; et toujours je l'ai considéré avec cette confiance qu'inspire le droit d'une nation libre, honnête et courageuse, qui veut son indépendance, qui a su la conquérir et s'en montrer digne, qui saura la garder ! Je n'ai point oublié, Messieurs, les marques de bienveillance que j'ai reçues à l'époque de ma majorité, quand je suis venu m'associer à vos travaux législatifs, et, quelques mois après, lors de mon mariage avec une Princesse qui partage tous mes sentiments pour le pays et les inspire à nos enfants. Il m'a été doux de reconnaître, dans ces manifestations spontanées, l'accord unanime des populations. De mon côté, je n'ai jamais fait de distinctions entre les Belges. - Tous dévoués à leur patrie, je les confonds dans une affection commune. Ma mission constitutionnelle me range en dehors des luttes d'opinions, laissant au pays lui-même à décider entre elles. Je désire vivement que leurs dissidences soient toujours tempérées par cet esprit de fraternité nationale qui réunit, en ce moment, autour du même drapeau, tous les enfants de la famille belge ! Messieurs, pendant les trente-cinq dernières années, la Belgique a vu s'accomplir des choses qui, dans un pays de l'étendue du nôtre, ont rarement été réalisées par une seule génération. Mais l'édifice dont le Congrès a jeté les fondements peut s'élever et s'élèvera encore. Mon sympathique concours est assuré à tous ceux qui dévoueront à cette oeuvre leur intelligence et leur travail. C'est en persistant dans cette voie d'activité et de sage progrès que la Belgique affermira de plus en plus ses institutions au dedans, et qu'au dehors elle conservera cette estime, dont les Puissances garantes de son indépendance et les autres Etats étrangers n'ont cessé de lui donner et lui renouvellent, aujourd'hui encore, le bienveillant témoignage. En montant sur le trône, mon Père disait aux Belges : "Mon coeur ne connaît d'autre ambition que celle de vous voir heureux". Ces paroles, que son règne entier a justifiées, je ne crains pas de les répéter en mon nom. Dieu a daigné exaucer le voeu qu'elles exprimaient. Puisse-t-il l'entendre encore aujourd'hui, me rendre le digne successeur de mon Père, et, je le lui demande du fond de mon âme, continue à protéger notre chère Belgique." Le Roi descend les degrés du trône et, après avoir salué la Reine et les augustes personnages qui l'entourent, ainsi que les membres des deux Chambres et les autres personnes présentes, se retire au milieu d'unanimes applaudissements et des cris non interrompus de VIVE LE ROI ! Le 22, M. FRERE-ORBAN, ministre des Finances, dépose le projet de loi fixant la liste civile pour la durée du règne, en exécution de l'article 77 de la Constitution. En voici le texte : "Art.I. La liste civile est fixée à trois millions trois cent mille francs (3.300.000) pour la durée du règne de Sa Majesté Léopold II. Art.2. Les habitations royales sont mises à la disposition du Roi, à charge par la liste civile de pourvoir à leur entretien et à leur ameublement. Art.3. Un crédit extraordinaire de sept cent mille francs (700.000) est mis à la disposition de la liste civile pour restaurations intérieures des habitations royales et pour ameublement". Le projet de loi est adopté d'urgence par 84 voix contre 1." (7) ------------------------ Ce texte nous apprend plusieurs choses. Léopold 1er est mort le 10 décembre; l'annonce de ce décès est faite le 11 devant la Chambre des Représentants et devant le Sénat, par Charles ROGIER, ministre des Affaires étrangères, cité en première position par Louis HYMANS dans la liste des six ministres de l'époque (8); la prestation de serment de Léopold II a lieu le 17, soit moins de dix jours après la mort de son père : les articles 79 et 80 de la Constitution ont été rigoureusement observés. La Liste civile pour la durée du nouveau règne est votée le 22; le vote n'est pas unanime : un député a voté contre; la loi est adoptée, le même jour, par le Sénat, à l'unanimité (9). Le Roi fait allusion aux "marques de bienveillance... reçues à l'époque de (sa) majorité, quand (il est) venu (s') associer aux travaux législatifs" du Sénat; l'article 58 de la Constitution prévoyait, en effet, qu' "A l'âge de dix-huit ans, l'héritier présomptif du Roi est de droit Sénateur. Il n'a voix délibérative qu'à l'âge de vingt-cinq ans." (10). Le nouvel article 58, issu de la récente réforme de 1992-93, dit que "Les enfants du Roi, ou à leur défaut, les descendants belges de la branche de la famille royale appelée à régner, sont de droit membres du Sénat à l'âge de 18 ans. Ils n'ont voix délibérative qu'à l'âge de 21 ans. Ils ne sont pas pris en compte pour la détermination du quorum des présences." (11). Le but de cette disposition est d'habituer les successeurs au trône à la pratique institutionnelle : il est évident que le Roi pourra d'autant mieux travailler dans le cadre de l'Exécutif, où il est chargé notamment de la sanction et de la promulgation des lois, s'il a participé aux travaux d'une des deux Chambres. La disposition de l'article nouveau selon laquelle ces membres de Droit "ne sont pas pris en compte pour la détermination du quorum des présences" indique que leur présence, si elle est effectivement souhaitée, n'est pas considérée comme obligatoire; il ne faut donc pas que leur absence fausse le processus normal des votes. Signalons d'ailleurs que le Sénat acquiert, avec révision de la Constitution de 1993, un rôle différent de celui qu'il a tenu jusqu'à présent : composé en partie de membres élus directement par la population comme jusqu'à présent - à raison cette fois de 25 néerlandophones et de 15 francophones -, il verra dorénavant les anciens sénateurs provinciaux remplacés par des membres issus des Conseils de Communautés (10 Flamands, 10 Francophones et un Germanophone) et comptera encore 10 sénateurs cooptés (6 néerlandophones et 4 francophones) choisis, en principe pour leurs compétences particulières; c'est dire que ce Sénat "fédéral", tel qu'il est conçu par le nouvel article 53, constituera une synthèse des aspirations nationales, communautaires et, par la même occasion, régionales (les Conseils des Communautés française et néerlandaise étant des émanations des Régions flamande, bruxelloise et wallonne). La participation des héritiers potentiels de la Couronne à ses séances devrait donc leur permettre d'approcher les différentes sensibilités qui composent officiellement la nouvelle Belgique "fédérale". Léopold II déclare n'avoir "jamais fait de distinction entre les Belges"; nos "obsessions linguistiques" actuelles nous amèneraient à penser qu'il se refuse à distinguer les Belges en Flamands et Wallons; à notre avis, il fait plutôt allusion aux Belges qui avaient ou non le droit de vote : le suffrage était censitaire à l'époque et une nouvelle loi électorale était en discussion en cette cession des Chambres 1865-1866; les libéraux, qui constituaient le cabinet ministériel, étaient favorables à une extension de ce droit aux "capacitaires", c'est-à-dire à ceux qui ont acquis une capacité plus particulière de comprendre la vie politique et de voter de manière réfléchie grâce aux études qu'ils ont effectuées, par opposition aux "censitaires", c'est-à-dire ceux qui paient un certain montant d'impôts (le cens). Le Roi rappelle que sa "mission constitutionnelle (le) range en dehors des luttes d'opinion, laissant au pays lui-même à décider entre elles"; la préoccupation exprimée ici par Léopold II de voir "leurs dissidences... toujours tempérées par cet esprit de fraternité nationale qui réunit, en ce moment, autour du même drapeau, tous les enfants de la famille belge !" sera présente tout au long du règne qui verra des affrontements féroces entre catholiques et libéraux, tour à tour au pouvoir, notamment en ce qui concerne la question scolaire. - - - - - - - - - - - - - B. Albert 1er et la première prestation de serment bilingue. Le 23 décembre 1909, Albert 1er prête le serment constitutionnel (12). Le matin même, il écrit à Franz SCHOLLAERT, chef du Cabinet, ministre de l'Intérieur et de l'Agriculture : "Monsieur le Ministre, Puisque vous ne trouvez que des avantages à ce que je répète la formule du Serment constitutionnel en flamand, je le ferai. Je viens vous demander si vous ne pensez pas que cette formule-ci présente des avantages euphoniques sur la traduction littérale : "Ik zweer de Grondwet en de wetten van het Belgisch volk na te leven, Zijne onafhankelijkheid te vrijwaren en den Vaderlanschen bodem ongeschonden te behouden." Si vous préférez l'autre, il suffirait pour me l'indiquer que vous m'en fassiez remettre un texte quand j'arrive au Palais de la Nation. Croyez-moi toujours, cher Monsieur Schollaert, Votre très affectionné Albert de Belgique." (13). On s'en tint à la traduction littérale. Le seul fait qu'Albert 1er ait prêté serment dans les deux langues montre l'évolution de l'intérêt porté par l'Exécutif aux revendications flamandes les plus légitimes de cette époque. - - - - - - - - - - - - - C. Albert II. Il a, pour la première fois, prêté ce même serment dans les trois langues reconnues par l'article 3ter (14), le lundi 9 août 1993. Voici le texte intégral de son discours inaugural - en réalité trilingue -, tel que l'a publié en français "Le Soir" dans ses éditions du lendemain : "Je viens de prêter devant vous le serment constitutionnel. De tout coeur, la Reine et moi nous nous mettons au service du pays. L'exemple de mon frère et de la reine Fabiola sera pour la reine Paola et moi une précieuse source d'inspiration, et les valeurs qu'ils ont si bien incarnées nous guideront dans l'exercice de notre tâche. Je voudrais vous remercier ainsi que tout le pays pour la chaleur exceptionnelle de l'hommage qui a été rendu ces derniers jours à mon frère le roi Baudouin. Cela a très profondément ému toute notre famille. Vous avez à juste titre associé étroitement à cet extraordinaire hommage la reine Fabiola, car l'action du Roi était aussi l'action d'un couple où les conjoints s'aidaient mutuellement aussi bien dans les moments heureux que dans les épreuves de la vie. Que la reine Fabiola soit remerciée pour tout ce qu'elle a fait et continuera, j'en suis sûr, à faire pour le pays. Mais vous le savez, mon frère n'était pas homme à se réfugier dans la tristesse même aux moments les plus difficiles. Il aimait tirer des enseignements du passé pour envisager l'avenir. Je voudrais faire de même avec vous. Sur le plan politique, il me semble que nous ne pouvons pas prendre de meilleure inspiration que le dernier discours du roi Baudouin qui est devenu son testament politique. Au lendemain des votes achevant de faire de la Belgique un Etat fédéral, je vous demande de traduire dans les faits les nouvelles institutions, de les faire fonctionner au mieux dans un esprit de concorde, de bonne volonté, de tolérance et de civisme fédéral. En ce moment où les égoïsmes collectifs prennent un peu partout dans le monde des formes inquiétantes, montrons qu'il est possible de faire vivre harmonieusement dans un même pays les femmes et les hommes de cultures différentes qui l'habitent. Ce sera le plus bel hommage que nous puissions rendre au roi Baudouin. Faisons vivre ce civisme fédéral auquel il nous appelait et ne sous-estimons pas la valeur d'exemple qu'il peut avoir pour l'Europe. Mais il est d'autres défis que nous devons relever ensemble, à commencer par celui de l'emploi. Pour faire face à ce problème, il me paraît qu'une attention particulière doit être accordée à la promotion de nos exportations. Le moment me paraît aussi venu de préparer un nouveau consensus économique et social. Nous y sommes parvenus au lendemain de la guerre et avons joué un rôle de pionnier. Faisons de même aujourd'hui. Ayons de l'ambition pour notre pays. Je voudrais conclure en évoquant le grand danger qui guette les femmes et les hommes de notre temps sur le plan moral. Il a été décrit avec une extraordinaire lucidité, il y a plus de 150 ans par Alexis de Tocqueville et je le cite. "Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde. Je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres; ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine. Quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point. Il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul; et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.". Pour faire face à la menace de l'égoïsme individuel et collectif, il n'y a qu'une solution : la solidarité. Sachons la mettre en oeuvre à tous les niveaux : au sein de notre pays d'abord, en protégeant les plus fragiles; au sein de la Communauté européenne en poursuivant la construction d'une Europe fédérale, dynamique et sociale; au sein de notre continent en aidant l'Europe centrale et orientale à se relever; et enfin vis-à-vis du tiers monde où tant de femmes, d'hommes et d'enfants vivent dans des conditions inhumaines. Mesdames et Messieurs, unissons nos forces pour faire de notre pays un modèle de justice et de paix et un exemple d'Etat fédéral moderne. Es Lebe Belgiën ! Vive la Belgique ! Leve België !" (15). Il est intéressant de comparer ce discours avec celui prononcé par LEOPOLD II : ALBERT II commence par rendre hommage au Roi défunt, marquant ainsi comme l'avait fait son Ancêtre le principe de la continuité de la Dynastie qui, contrairement à des institutions républicaines, peut oeuvrer dans le long terme, au-dessus des luttes des partis et au-delà des clivages linguistiques et philosophiques; son allusion directe au dernier message du Roi BAUDOUIN est tout à fait significative de ce point de vue, de même que l'association de la Reine FABIOLA à cette évocation et le présage de la poursuite par celle-ci de son action. ALBERT II est, par ce tragique hasard de la vie, le premier Souverain de la nouvelle Belgique "fédérale" dont il nous incite à servir de modèle à l'Europe et au Monde. Spécialiste depuis de nombreuses années du Commerce extérieur, pour lequel il a mené personnellement maintes négociations à la tête de délégations d'entrepreneurs belges, il s'intéresse naturellement à l'essor de notre Economie; d'autre part, comme ancien Président de la Croix-Rouge, il est sensible aux problèmes de la solidarité en contraste avec tous les égoïsmes tant individuels que régionaux ou communautaires. Sa citation d'Alexis de Tocqueville, l'auteur de "De la démocratie en Amérique", nous apparaît également significative à ce moment de l'Histoire où certaines des valeurs de la Démocratie semblent mises en doute par une population qui se méfie de la politique et de l'écart qui paraît se creuser entre les électeurs et leurs mandataires. Son discours est donc à la fois traditionnel dans son rappel de la continuité dynastique, et moderne par les soucis pratiques qu'il exprime. ------------------------- 2. Deux Couronnes pour un Roi. L'article 62 de notre Constitution précise que "Le Roi ne peut être en même temps chef d'un autre Etat sans l'assentiment des deux Chambres. Aucune des deux Chambres ne peut délibérer sur cet objet si deux tiers au moins des membres qui la composent ne sont présents, et la résolution n'est adoptée qu'autant qu'elle réunit au moins les deux tiers des suffrages.". En 1884, Léopold II obtient la reconnaissance, par une Conférence internationale convoquée par le gouvernement allemand, de l'ETAT LIBRE DU CONGO. A cette occasion, le représentant allemand déclare que "Tous nous rendons justice au but élevé de l'oeuvre à laquelle S.M. le Roi des Belges a attaché son nom; tous nous connaissons les efforts et les sacrifices au moyen desquels il l'a conduite au point où elle est aujourd'hui." L'ambassadeur anglais, de son côté, appuie la déclaration précédente en ces termes : "On croyait que l'entreprise était au-dessus des forces du Roi, qu'elle était trop grande pour réussir. On voit maintenant que Sa Majesté avait raison et que l'idée qu'elle poursuit n'était pas une utopie." L'ambassadeur italien ajoute que "Le monde entier ne peut que témoigner de sa sympathie et de ses encouragements pour cette oeuvre civilisatrice et humanitaire qui honore le XIXè siècle." Citons, enfin, la déclaration du prince de BISMARCK au cours de la séance de clôture de la conférence : "Le nouvel Etat du Congo est appelé à devenir un des principaux gardiens de l'oeuvre que nous avons en vue, et je fais des voeux pour son développement prospère et pour l'accomplissement des nobles aspirations de son illustre fondateur." (16). Et les Belges ? Rappelons que l'article 62 de la Constitution ne permet pas au Roi d'être en même temps chef d'un autre Etat, sans l'accord des Chambres. Léopold II demande, donc, cet assentiment. Le général BRIALMONT note à ce propos que "Pour obtenir simplement du Parlement qu'il votât l'union personnelle entre les deux contrées, le Roi dut à plusieurs reprises annoncer qu'il n'en coûterait pas un sou à la Belgique et qu'il ne pourrait résulter de l'union aucune difficulté ni aucun danger pour le pays. C'est à ce prix qu'il lui fut permis de conserver la direction de la grande oeuvre dont il était l'initiateur." (16). -------------------------- 3. L'apprentissage du "Métier de Roi". "Les pouvoirs constitutionnels du Roi sont héréditaires...", proclame l'article 60 de la Constitution. Sous l'Ancien régime, l'hérédité pouvait être considérée comme un gage suffisant de la bonne gestion du royaume; "lieutenant de Dieu sur terre", désigné par Lui, le Roi était - par définition - tout imprégné de Sa Sagesse. Personne n'aurait sérieusement songé à mettre en question cette compétence innée et constamment inspirée, ce qui n'a pas empêché un Souverain comme Louis XIV d'écrire des "Mémoires à l'intention du Dauphin" (17). Comme nous l'avons rappelé de prime abord, la Belgique est une monarchie constitutionnelle et il est évident pour tout un chacun que le Roi a dû être préparé à ses diverses tâches. Mais comment cela s'effectue-t-il ? C'est ce que nous allons tenter de cerner ici à l'aide de quelques exemples. A. L'apprentissage de Léopold II. Le 28 juillet 1846, Léopold 1er écrit au lieutenant-colonel de Lannoy, gouverneur depuis un mois de ses fils Léopold (11 ans) et Philippe (9 ans). Voici quels conseils le Roi lui envoie pour leur éducation : "Il est désirable surtout pour Léopold d'établir beaucoup de fixité même dans les petites choses de la vie ordinaire. Les enfants sont très attentifs à tout ce qui est dit devant eux, cela rend nécessaire d'être prudents. Tout ce qui n'est pas destiné pour eux ne doit pas être mentionné devant eux. Comme je désire extrêmement développer chez eux le sentiment du devoir, sentiment qui devient de nos jours faible et qui doit céder trop souvent aux considérations d'utilité et de l'intérêt, il faut rapporter les choses à ce sentiment. Il faut soigneusement éviter tout ce qui aurait l'air de les consulter sur leurs études; leur en expliquer l'utilité peut être désirable, mais leur donner la latitude d'exprimer une opinion serait fâcheux. La Reine est spécialement chargée de ma part de la surveillance de tout ce qui concerne les enfants, elle m'en rend compte et vous communiquera généralement mes vues. Ce système est à tous les points de vue bienfaisant et tient la mère en contact continuel avec les enfants; elle exerce de cette manière une influence médiatrice et modifie le pouvoir paternel qui, quand il parle, doit toujours parler en dernière instance et d'une manière plus grave." (18). Le socialiste Louis BERTRAND nous donne une vision sarcastique de cet apprentissage. En même temps qu'elle nous renseigne, elle révèle un état d'esprit "républicain", que l'on retrouvera à l'époque de la "Question royale" : "Dès l'âge de 18 ans, Léopold entra au Sénat, en vertu d'une disposition de la Constitution. Il devint militaire à un âge où les garçonnets jouent encore aux billes ! Pis encore ! A l'âge de un an, il fut sous-lieutenant; lieutenant à 15 ans; capitaine à 16 ans; major à 18 ans; colonel à 19 et général-major à 20 ans! Tout cela sans passer par la caserne ! Cela est tout simplement ridicule, mais la tradition des familles royales veut cela, paraît-il, et alors ! ... Le jeune sénateur royal prononça ou plutôt lut son premier discours le 9 avril 1853. Il se fit encore entendre au Sénat, en 1855, en 1856, en 1860 et, en dernier lieu, le 21 mars 1861. Dans ces discours, le futur roi des Belges déclara être un artisan du progrès. Il regardait par dessus les frontières, rêvait d'une plus grande Belgique élargissant son influence par la création de lignes transatlantiques, d'une marine marchande, de l'établissement de factoreries en Extrême-Orient, et la conclusion de traités de commerce, etc., etc. Il ne se borna pas à faire des discours, du reste. Il joignit la pratique à la théorie, en entreprenant plusieurs voyages en Egypte, dans l'Inde, en Chine, en Syrie, etc., ce qui paraissait, à l'époque, aussi téméraire qu'audacieux." (19). B. Comment gouverner ? Le 20 juin 1837, la princesse Victoria devient reine de Grande-Bretagne et d'Irlande. Son oncle, devenu entretemps Léopold 1er de Belgique, lui envoie quelques conseils. Nous en donnons ici les éléments généraux, parce que nous sommes persuadé que plus tard il aura donné les mêmes à son fils, le futur Léopold II : "Laeken, 23 juin 1837. (...) Voir les difficultés de la tâche, sans reculer ni avoir peur, mais aller au-devant d'elles avec courage, voilà la manière de réussir. J'ai souvent vu que la confiance dans le succès était la cause du succès lui-même, et vous ferez bien de conserver ce sentiment. (...) I. Je vous conseille de dire aussi souvent que possible que vous êtes née en Angleterre... II. Vous ne pouvez jamais trop décerner d'éloges à votre pays et à ses habitants. Il y a deux nations en Europe, qui sont presque ridicules à cause des louanges qu'elles se donnent d'elles-mêmes, ce sont les Anglais et les Français. Il est très important que vous soyez très nationaliste... III. Je recommande à votre attention l'Eglise établie; sans vous engager à quelque chose en particulier, vous ne pourrez jamais trop en parler. IV. Avant de prendre une décision importante, je serais content si vous vouliez bien me consulter. Ceci aurait l'avantage de vous faire gagner du temps. En politique, la plupart des mesures arriveront toujours assez tôt, dans un délai de quelques jours; revenir sur ses pas, ou sortir en reculant, est, au contraire, extrêmement difficile, et nuit presque toujours aux plus hautes autorités." (20). Le discours prononcé par Léopold II le jour de sa prestation de serment, prouve que ces conseils lui ont servi également : n'y rappelle-t-il pas être le "premier Roi des Belges à qui la Belgique ait donné le jour" ? Léopold 1er approfondit certains de ces conseils quelques jours plus tard : "Laeken, 27 juin 1837. Il faut que j'aborde un autre sujet, qui est d'une importance vitale pour vous et votre agrément, c'est-à-dire les habitudes de travail que vous allez contracter. La meilleure méthode est de lui consacrer certaines heures; si vous faites cela, vous en sortirez très aisément. Je crois que vous ferez bien de dire à vos ministres que, pour le moment, vous serez prête à recevoir ceux qui désirent vous voir, entre onze heures et une heure et demie. Ceci ne vous importunera pas beaucoup et suffira généralement pour régler les affaires ordinaires. J'ajouterai un conseil. Toutes les fois qu'une question est de quelque importance, il ne faut pas qu'elle soit tranchée, le jour où l'on vous l'aura soumise. Toutes les fois qu'une affaire n'est pas urgente, je me fais une règle de ne pas être contraint à prendre une décision immédiate; ce n'est vraiment pas se faire justice que de décider des questions sur le pouce. Et même quand je me sens disposé à céder, je garde toujours les documents devers moi, pendant quelques temps, avant de les rendre. La meilleure méthode pour vous, c'est que chaque ministre apporte avec lui son portefeuille, et quand il vous soumet les papiers, vous les explique. Vous les conserverez, soit pour réfléchir vous-même, soit pour consulter quelqu'un, et vous les rendrez la prochaine fois que vous verrez le Ministre, à qui ils appartiennent, ou vous les lui renverrez. De bonnes habitudes acquises maintenant peuvent être toujours conservées et vous deviendront si naturelles, que vous ne les trouverez nullement fatigantes." (21). C. La préparation d'Albert 1er. Le 17 décembre 1909, Léopold II disparaît, laissant le trône à son neveu Albert. Le nouveau Souverain belge a 34 ans. Henri CARTON de WIART, âgé de 40 ans, Représentant de Bruxelles depuis 13 ans et l'un des fleurons de la "nouvelle droite", nous livre les premières impressions du monde politique : "Quant au nouveau Roi, on savait que son oncle s'était assez peu soucié de l'initier à la mission qui l'attendait. Il lui en voulait, disait-on, d'être sympathique aux mouvements d'avant-garde... Ce jeune Roi, qu'en fallait-il attendre ? Il paraissait timide, conservant dans les cérémonies publiques un certain air de contrainte, sinon de gaucherie. Toutefois, ceux qui l'avaient approché de près admiraient sa conscience, son esprit de devoir, son scrupule de bien faire. A plusieurs reprises, il m'avait été donné d'être reçu par lui et de constater quel intérêt il prenait à tous les problèmes nationaux ou sociaux. Il n'avait rien de réactionnaire dans l'esprit, et quelques conservateurs avaient même été scandalisés parce qu'il avait, en 1905, accepté la dédicace d'un ouvrage que son professeur de diction française, M. Emile Sigogne, avait publié sous le titre significatif de "Socialisme et Monarchie", et qui tendait à montrer comment et à quel point ces deux notions de gouvernement pouvaient se concilier. Personnellement, j'avais pu le décider sans peine à assister à certaines réunions, notamment à la Société d'Economie sociale et au Jeune Barreau de Bruxelles, où étaient développées ou débattues des questions d'actualité." (22). Autre témoignage : en juin 1928, Paul HYMANS reçoit la visite du général JUNGBLUTH, ancien précepteur et éducateur du Roi Albert. Dans ses Mémoires, le ministre d'Etat rapporte que "Ce vieil officier, homme de Cour qui, depuis quarante ans, vit dans l'intimité de la Famille royale, fut toujours un exemple de simplicité, de modestie, de droiture. Il reçut la garde du Prince, dès l'enfance de celui-ci, forma et modela son caractère, lui fit un esprit large, ouvert, vraiment libéral. C'est lui qui, lorsque le Prince atteignit l'âge viril, lui choisit ses relations et ses conseillers, et notamment le mit en rapport avec WAXWEILER (23), qui l'orienta vers les préoccupations économiques et les questions sociales. (...) Le général Jungbluth, après m'avoir exposé le but de sa visite, remémore, dans la conversation, ses services auprès de son jeune pupille (24). "Je n'eus pas la tâche facile, me dit-il, car je me butais tantôt contre le catholicisme piétiste de la comtesse de Flandre et tantôt contre le despotisme du roi Léopold. J'ai toujours tâché d'enseigner au Prince une méthode de pensée objective et impartiale. Causez, lui disais-je, avec les hommes les plus qualifiés, les plus compétents. Ne formez pas votre opinion définitive avant d'avoir confronté leurs témoignages. Mais après avoir écouté, décidez par vous-même". (...) On rapporte ce mot touchant, prononcé par la mère du jeune Roi, le jour où celui-ci prêta serment à la Constitution. Sortant de la salle des séances de la Chambre, toute retentissante encore des ovations, la Comtesse de Flandre se tourna vers le général et lui dit, les larmes aux yeux : "Jungbluth, ce jour est le plus beau de notre vie !". " (25). D. A propos de Léopold III. En 1916, Paul HYMANS visite le collège de Eton : "Le Prince Léopold, alors âgé de quinze ans environ, y avait été placé par le Roi, en attendant qu'il fût à même d'entrer dans l'armée. (...) (...) Le tutor du Prince Léopold était un homme jeune encore, distingué de manières et d'esprit, neveu du célèbre écrivain et savant sir John Lubbock. J'eus avec lui une longue conversation au sujet du Prince adolescent. Il me le décrivit comme je vais le dire, et ce portrait sera intéressant un jour, quand on le comparera à celui que l'on pourra tracer de l'homme mûr, du Prince en pleine possession de son office royal. "Il est, me dit-il, et c'est un signe excellent, adoré de tout le petit personnel. Il a de bonnes relations avec tous ses compagnons d'études. Il apprend très vite à connaître ses camarades, leur caractère, leurs penchants. Il n'est pas très ardent au travail. Mais il est consciencieux et d'esprit plutôt sérieux. Il ne comprend pas très vite mais s'applique, interroge et aime à pénétrer au fond des choses. Il a l'intelligence pondérée et d'inclination peu optimiste. Quand ses compagnons, commentant les événements de la guerre, n'y voient que des raisons d'espoir et annoncent facilement des victoires décisives, le Prince les ramène aux réalités, modère leur enthousiasme et donne une note plus sage et plus modérée. Le caractère est plein de loyauté et de simplicité. C'est un garçon charmant et qu'entoure ici la sympathie de tous". Ce langage n'était pas celui d'un courtisan. Le professeur me parlait librement, sans aucune incitation de ma part à l'éloge, et sa sincérité était évidente." (26). Le 5 avril 1915, le Roi ALBERT "à l'image de Sa propre présentation au régiment des Grenadiers présidée jadis par Léopold II (27)", présente le Prince Léopold au 12è régiment de Ligne. Il conclut : "Je vous ai réunis aujourd'hui pour vous présenter mon jeune fils. Si j'ai choisi le 12è de ligne pour qu'il y soit formé au métier des armes, c'est parce que ce régiment s'est distingué entre tous par sa vaillance au cours de la campagne. En plaçant mon fils à la suite de cette unité, je suis heureux de vous donner un gage de mon entière confiance. Les princes doivent être élevés de bonne heure à l'école du devoir;... Mon fils a revendiqué comme un honneur de porter l'uniforme de nos vaillants soldats. Il sera très fier d'appartenir à un régiment dont les actes de bravoure et de dévouement au Pays formeront une page glorieuse de notre histoire nationale." (27). La formation d'un Roi se poursuit jusque dans les premières années de son règne. Son approche du monde politique a commencé avec sa participation aux séances du Sénat dès l'âge de 18 ans; mais il faut du temps pour maîtriser un nombre de plus en plus important de matières ! Paul HYMANS dresse, en 1935, le bilan d'un an de règne de Léopold III et constate que "Voici un an écoulé, depuis l'accès au Trône du nouveau Roi. Je me rappelle mes premiers entretiens avec lui... et je compare aujourd'hui ces souvenirs aux impressions que me laissent mes conversations des derniers jours. Au début, je le voyais naturellement troublé par son destin précoce (28), par le sentiment des grands devoirs qui tout à coup venaient de s'appesantir sur lui... Je lui expliquais la situation internationale (29), les complications des pourparlers engagées entre les Puissances sur la question du désarmement, notre position économique, comme à un élève studieux. Il écoutait avec un effort d'attention, les traits tendus, une visible application à savoir, à comprendre, à remplir consciencieusement sa tâche. Il parlait peu, d'une voix contenue. Il interrogeait avec quelque hésitation. Un année d'apprentissage l'a transformé. Il s'est épanoui et affermi. Il a le geste aisé et la parole franche. Il a des opinions et les exprime nettement, sans affectation ni faconde. Il connaît les questions de politique internationale. Il les a étudiées et il suit les événements. Il se préoccupe du rôle et des intérêts de la Belgique. Il a beaucoup causé, lu et observé. Il demande des explications et prend des notes au crayon..." (30). E. Et le prince Philippe, futur successeur d'Albert II ? Une récente émission de la R.T.B.F., réalisée en 1992 en deux parties, nous a longuement montré sa minutieuse préparation à la succession de son oncle. La mort inopinée du Roi Baudouin dans un contexte difficile a amené le Prince Albert à conserver la place dont il semblait prêt à se démettre si le décès du feu Souverain était survenu à un âge plus normal. Le Prince Philippe a repris pour sa part la place que son père occupait depuis de nombreuses années, particulièrement au Commerce extérieur; là, il pourra poursuivre une instruction déjà bien avancée. ------------------------- En conclusion à ce long paragraphe, nos Souverains ne possèdent pas la science innée de l'art de gouverner; qui, d'ailleurs, oserait encore prétendre à notre époque avoir reçu une telle capacité par le seul fait de sa naissance ? L'armée tient une place traditionnelle dans l'apprentissage de leur "métier de Roi", pour reprendre une expression déjà utilisée en 1679 par Louis XIV (17). Pour le reste, il y a avant tout la formation d'un caractère, le choix d'un entourage, un apprentissage "sur le tas" fait au moyen de conversations avec des praticiens. Le futur Roi est amené ainsi à comprendre son rôle d'arbitre, qui est un art d'écouter les diverses opinions exprimées et d'agir - dans l'ombre - en ne tenant compte que des impératifs de l'intérêt national.
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