Fonctions royales 1. Derniers éléments constitutionnels. Comme nous l'avons évoqué en étudiant le "cas Chazal" au chapitre 2, l'article 73 stipule principalement que le Roi "a le droit de réduire ou remettre les peines prononcées par les juges,..."; à ce sujet, le "rapport Raikem" de 1831 notait que "Le chef de l'Etat est dans l'heureuse impuissance de prononcer des condamnations; mais le droit de grâce est une de ses plus belles prérogatives." (1). En vertu de l'article 74, "Il a le droit de battre monnaie en exécution de la loi". Le même rapport de février 1831 constatait simplement qu' "Un droit qui appartient aussi au chef de l'Etat, est celui de battre monnaie. D'après un usage fort ancien, les monnaies portent l'empreinte de l'effigie du chef de l'Etat..." (1); nous n'insisterons pas sur ce point : la monnaie reste une compétence nationale exclusive, l'une des rares à ne pas être partagées avec les nouveaux pouvoirs communautaires et régionaux, avec la Défense nationale et la politique étrangère; nos pièces et billets portent toujours l'effigie du Roi. N'oublions pas, toutefois, que le Traité de Maastricht vise notamment à établir entre janvier 1997 et janvier 1999 une monnaie européenne unique - l'écu - sous la direction d'une Banque Centrale Européenne. A ce moment, l'article 74 tombera sans doute en désuétude, à l'exception peut-être de l'emblême qui figurera sur les billets et monnaies dont le tirage sera autorisé en Belgique. * * * D'après l'article 75, "Il a le droit de conférer des titres de noblesse, sans pouvoir jamais y attacher aucun privilège"; en effet, l'article 6 proclame qu' "Il n'y a dans l'Etat aucune distinction d'ordres. Les Belges sont égaux devant la loi; seuls ils sont admissibles aux emplois civils et militaires, sauf les exceptions qui peuvent être établies par une loi pour des cas particuliers.". De même, comme l'indique l'article 76, "Il confère les ordres militaires, en observant, à cet égard, ce que la loi prescrit.", ce qui a failli poser problème; en effet, le "rapport Raikem" notait déjà que "Des sections ont proposé d'attribuer au chef de l'Etat le droit de conférer les titres de noblesse, et les ordres civils et militaires. La section centrale a partagé l'avis de ces sections, quant aux titres de noblesse, à la majorité de huit voix contre trois. Relativement aux ordres de chevalerie, la section centrale a adopté, à l'unanimité, leur avis quant aux ordres militaires, et elle l'a rejeté, aussi à l'unanimité, quant aux ordres civils." (2). Or, en 1832, il fut question de créer un Ordre civil de Léopold. Invoquant cet article, plusieurs parlementaires entreprirent de s'opposer à ce projet, considéré comme inconstitutionnel. Le 3 juillet le baron de Gerlache (3) prit la parole et fit une longue mise au point : "Messieurs, je n'attache pas non plus une bien grande importance à la création d'un ordre civil et militaire; mais je ne suis pas de ceux qui le repoussent comme inconstitutionnel et dangereux. Lorsqu'on discuta l'article 76 de la constitution, plusieurs sections particulières réclamèrent vivement la création d'un ordre à la fois militaire et civil. La section centrale, qui pensait différemment, divisa la question; elle se prononça pour l'ordre militaire, en écartant l'ordre civil (2). Que fit le Congrès ? Il consacra expressément l'un et ne dit rien de l'autre. Le texte de la constitution est tout à fait muet à cet égard. C'est à l'aide d'inductions très-savantes ou très-subtiles, qu'on prétend établir qu'un ordre civil est proscrit par notre Loi fondamentale. Le roi, dit-on, en vertu de l'article 78, "n'a d'autres pouvoirs que ceux que lui attribuent la constitution et les lois particulières portées en vertu de la constitution même". Aussi, j'avoue que s'il revendiquait le droit de créer un ordre civil en vertu de sa prérogative royale, je l'y trouverais très-mal fondé. Mais c'est à vous, c'est aux deux chambres qui constituent, avec le prince (4), la souveraineté tout entière, qu'il vient le demander. Toute la question est donc de savoir si vous devez, si vous voulez lui déférer le droit de distribuer des décorations civiles : vous êtes entièrement libres de les accorder, libres de les refuser; mais il n'en est pas de même des décorations militaires, dont la création est consacrée d'avance dans la constitution. Pour les premières, c'est un mandat, c'est une délégation qu'on vous demande : voilà la différence, et il est impossible de voir là une atteinte à la constitution. On ne les réclame qu'en s'appuyant sur le texte même de l'article 78, qui ne limite pas, comme on vous l'a dit, le pouvoir exécutif "par la constitution seule", mais encore "par les lois portées en vertu de la constitution même". Or, Messieurs, c'est précisément ce qu'on vous demande; car je soutiens que vous arrivez à l'absurde, si vous supposez qu'il y a borne, borne infranchissable, pour les trois pouvoirs, non-seulement lorsque la constitution ordonne ou défend; mais encore quand elle se tait. A défaut du texte, c'est à l'esprit de cette loi, c'est à la nature même du gouvernement (5) qui nous régit qu'il faut recourir. Or, ce gouvernement est peut-être le plus libéral qui existe; mais enfin c'est une monarchie, et les moeurs de la nation elle-même sont monarchiques. (Le baron entreprend alors un long historique de la recherche de l'égalité à travers les actes de la Révolution française; il évoque la création par le premier consul Bonaparte de la Légion d'Honneur. Il montre combien est mince la différence que certains veulent établir entre ordres civil et militaire :) Quand je vous ai cité l'assemblée constituante et Napoléon, l'une abolissant à la fois les ordres civils et militaires et la noblesse, et l'autre les rétablissant d'un même coup, j'ai voulu vous rappeler la connection intime et nécessaire qui existe entre ces idées. (On en arrive au coeur du problème : la Constitution a voulu garantir le nouveau royaume de tout abus de la monarchie :) La royauté, dit-on, est définie et circonscrite par notre loi constitutionnelle : on a voulu prévenir les empiétements du pouvoir Exécutif (6), qui usurpe toujours, parce qu'il a toujours une foule de moyens de corruption dans ses mains. Je ne sais si je me trompe, mais je crois ces craintes au moins exagérées. C'est précisément parce que le pouvoir royal est fort restreint chez nous, c'est parce qu'il ne peut guère se mouvoir qu'escorté par les autres branches de la législature, c'est parce que celles-ci sont presque toujours là pour le surveiller, pour le censurer et pour l'arrêter au besoin, que je redoute peu ses usurpations... J'en reviens aux décorations. Je veux les définir; personne encore ne l'a fait. Ce sont des signes, et rien de plus... Ce sont des hochets, dit-on ! Hélas ! tout est hochet dans ce monde : la popularité est aussi un hochet. Combien de victimes fameuses n'a-t-elle point faites ! Cependant l'Etat en profite, car elle exalte les hommes. La gloire elle-même, la gloire, cette dernière illusion des grandes âmes, est aussi un hochet; car le véritable philosophe (s'il en existe) fait le bien pour lui-même et non pour en être loué. Mais, en politique, on ne calcule point sur des exceptions; on prend l'homme par ses défauts : c'est par là surtout qu'il est prenable... Si, trop imbus d'idées métaphysiques, vous rejetez la loi qu'on vous propose, vous allez mettre le représentant de votre monarchie nouvelle dans un grand embarras à l'égard des princes étrangers; car vous le mettez, des ses premiers pas, dans l'impossibilité de commercer avec eux à l'aide de cette monnaie dont ils se sont montrés si prodigues envers nous. (...) dans le cas de rejet, je désirerais... qu'il fût expressément défendu aux indigènes (7) de porter des ordres étrangers. Il faut être conséquent : si l'on ne veut pas de distinctions, il n'en faut pour personne; et si l'on craint qu'on ne nous corrompe, la défense doit exister surtout contre ceux qui ont le plus d'intérêt à énerver notre patriotisme et à détruire notre indépendance." (8). Cette situation prouve, une fois de plus, le sentiment de méfiance qui entourait - à sa fondation - la fonction royale. * * * Ainsi que le rappelait de GERLACHE dans son discours, l'article 78 précise que "Le Roi n'a d'autres pouvoirs que ceux que lui attribuent formellement la Constitution et les lois particulières portées en vertu de la Constitution même". A l'occasion de la révision de 1893, Léopold II s'efforça de faire introduire dans la Loi fondamentale le principe du « referendum royal ». Louis BERTRAND, député socialiste, place ce problème particulier dans le cadre général de la Révision : "Quel rôle le roi Léopold joua-t-il dans cette affaire politique importante ? Car si, légalement, chez nous, le roi règne mais ne gouverne pas, avec un chef d'Etat comme Léopold II, il n'en fut jamais ainsi et son influence personnelle se manifesta et s'imposa à diverses reprises. Dans un livre paru en 1926, sur Léopold II, le comte de Lichtervelde écrit : "Léopold II n'était nullement porté vers les idées avancées. La mystique du socialisme, par exemple, heurtait violemment son sens aigu du réel, ainsi que sa conception si nette de la solidarité des classes sociales dans la nation; il aimait le peuple, mais il ne sacrifiait rien à l'idolâtrie du nombre. Par contre, il n'était certainement plus un fétichiste du système censitaire... Le problème, tel qu'il se posait, le trouvait sans préjugés. Le Roi n'avait rien des timidités de la bourgeoisie de l'époque... Léopold II qui, au commencement de son règne, s'était si fort effrayé des modestes réformes électorales voulues par le baron d'Anethan (9), se rallia facilement aux vues sages et progressives de M. Beernaert. Mais il s'empressa d'indiquer les conditions de son concours..." Quelles étaient ces conditions ? L'extension du suffrage, disait-il, exige des garanties. Et, comme garanties, le roi voulait le referendum populaire. (...)" (10). Voici, cette fois, une indéniable marque de défiance de l'un de nos Souverains envers le Pouvoir législatif, ou, plus particulièrement, envers les hommes qui le détiennent. Ce n'est pas bien neuf : nous avons déjà perçu cette situation au chapitre 5. Cette fois, il y a recherche d'un contrepoids et Louis BERTRAND - dont nous avons déjà pu percevoir au chapitre 1 ses sentiments peu royalistes - ne s'y trompe pas. Le 2 février 1891, Léopold II écrit à Auguste BEERNAERT, chef du Cabinet que "(...) Comme nous l'avons reconnu ensemble, les institutions d'un pays doivent répondre au voeu de la majorité de ses habitants, elles ne peuvent être l'oeuvre d'un seul parti. Des changements ne sont possibles qu'en les faisant porter sur plusieurs points et articles. (...) A un autre point de vue, on doit donner au Roi le droit du referendum populaire..." (11). C'est la première d'une importante série de lettres par lesquelles Léopold II va essayer de convaincre son ministre. Il n'y arrivera pas, peut-être précisément à cause de cette relative méfiance du Souverain par rapport aux partis que nous relevions il y a quelques instants et qui transpire dans cette correspondance : le Roi, las de chercher constamment au Parlement les majorités nécessaires à la réalisation de ses grands projets, aurait eu la possibilité de s'adresser directement à la Nation ce qui pouvait être ressenti comme un camouflet par les hommes politiques. Cette idée d'un "referendum royal" est, cependant, compréhensible par le contexte électoral de l'époque : en effet, comme l'écrit VAN DER SMISSEN, "la pensée inspiratrice du referendum a été méconnue. L'étroitesse du régime électoral (12) incitait aux manifestations tapageuses. Le Roi voulait qu'on les prohibât autour du Palais de la Nation. Il entrevoyait un moyen de les prévenir au lieu d'avoir à les réprimer. A vrai dire, le remède radical c'est l'extension même du droit de suffrage, l'acceptation de sa modalité la plus démocratique, ainsi qu'on vient de le voir lors des élections de 1919." (13). Dans une missive du 9 mars 1891, Léopold II qualifie le referendum d' "idée démocratique" (14). Ce n'était pas l'avis de tout le monde. Le 16 mars, l' "Impartial" de Gand publia un article attribué au futur ministre de la Justice VAN DEN HEUVEL dont le général Van der Smissen précise que "Ce fut l'arsenal où les adversaires du referendum royal allèrent par la suite chercher des armes. Il y est dit notamment : "Nous sommes devant une invention politique. Il y a là un motif pour nous rendre circonspects..." Et encore ceci : "L'appel au peuple met en péril tout à la fois l'autorité du Parlement et l'autorité du pouvoir exécutif"." (15); et de s'interroger : "C'est le moment de se demander si Beernaert a accepté le principe de la consultation Royale d'emblée et d'enthousiasme ? A-t-il eu la foi? ou bien a-t-il seulement accepté le droit de consultation par loyalisme ? Cette dernière hypothèse paraît la plus vraisemblable." (15). Nous laissons là ce projet avorté; le traiter plus longuement dans le cadre de cette étude reviendrait à lui donner une importance exagérée. -------------------- 2. La fonction représentative. Lorsqu'on parle de cet aspect de la Fonction royale, le public pense immanquablement au mot du général De Gaulle qui n'entendait pas se contenter d' "inaugurer les chrysanthèmes" ! Dans la pratique, il s'agit de distinguer deux aspects du problème - par ailleurs, aussi importants l'un que l'autre; régulièrement, le Roi est amené à tenir, dans certaines circonstances, un rôle purement symbolique dont l'impact n'est cependant pas à sous-estimer en ce qu'il constitue une présence et une attention de la Nation toute entière, manifestant l'intérêt général face à une initiative ou à une catastrophe, par exemple; d'une manière plus caractéristique encore, l'intervention du Souverain peut être décisive lors de négociations sur le plan international. C'est dans ce dernier but qu'Albert 1er fut appelé à Paris par Paul HYMANS, alors ministre des Affaires étrangères, en avril 1919; il s'agissait de donner un coup de pouce aux revendications de la Belgique pendant les tractations préliminaires à la mise au point des Traités de Versailles. D'après Hymans, il fut prévu que "Le Roi... ferait le voyage en avion, serait au Bourget à midi, le lendemain 1er avril... Sa Majesté désirait délibérer avec moi dans l'après-midi... Le Roi était initié depuis longtemps à tous les détails de notre politique belge, dont nous avions, avant la Conférence de la Paix, délibéré avec lui... Il était admirablement préparé pour la campagne qu'il entreprenait. L'une de ses qualités était la parfaite correction et la précision de son langage... Le Roi donnait, dans la conversation, l'impression de la sincérité, de la conviction et d'une grande hauteur d'esprit. On le sentait préoccupé toujours d'atteindre et d'exprimer la vérité, par des voies droites. C'était le Souverain imprégné de sa responsabilité et serviteur de son devoir. Le Roi, pendant les trois journées qu'il passa à Paris, multiplia les démarches. Il voulut prendre contact avec toutes les personnalités dirigeantes. Il alla voir, le 2 avril, M. Poincaré, M. Clémenceau et M. Lloyd George. Le 3, il rendit visite au marquis Sainoji, à M. Balfour, au colonel House, à M. Hoover, au président Wilson, à M. Orlando. Il reçut à l'hôtel Lotti, M. André Tardieu, M. Norman Davis, lord Hardinge et M. Jules Cambon. Il déjeuna le 2 avril avec la délégation belge, et dîna le soir chez notre ministre, le baron Gaiffier. Enfin, le 4 avril, il assista à une réunion des chefs des Gouvernements alliés. Ce fut le point culminant de sa campagne, poursuivie sans cérémonial, ni publicité, avec une loyauté et une dignité qui grandirent l'homme autant que le Souverain. Le Roi développa, dans ses entretiens, quelques grands thèmes qui dominaient nos préoccupations. Les Belges ne pouvaient être écartés des délibérations des Grandes Puissances sur les questions intéressant leur sort. Le Président de la République, M. Clémenceau, Lloyd George, Balfour, le président Wilson promirent formellement que rien ne serait définitivement arrêté sans nous. Mais le Roi enregistra avec inquiétude la déclaration formulée de toutes parts, que les Grandes Puissances n'avaient abouti jusqu'alors à aucune entente sur les principes. Le Roi développa avec force notre droit à une priorité dans le paiement des indemnités de guerre et décrivit l'état désastreux où l'occupation étrangère avait jeté l'économie belge. Le Roi montra la nécessité de résoudre le problème de la révision des traités de 1839... Enfin, le Roi montra le désarroi qui régnait dans le Grand-Duché de Luxembourg et l'intérêt d'un rapprochement du Grand-Duché et de la Belgique, dont les droits ont une prééminence reconnue par le Gouvernement français. Les traits caractéristiques de la politique belge furent aussi marquées par le Roi, dans ses nombreuses conversations. Il recueillit une ample moisson de renseignements sur l'état des négociations et la position des grandes délégations... (16) Mais l'épisode capital de son séjour fut la séance des Quatre (17) à laquelle il fut convié. La question de l'acceptation royale fut débattue avec le Roi... Nous aboutîmes à la conclusion que le Roi devait accepter l'invitation à deux conditions, la première, c'est que la présence du Roi à la réunion des Quatre ne serait pas considérée comme une audition, mais comme une participation à une conversation avec les chefs des Gouvernements alliés sur les affaires belges; la seconde que le Roi serait accompagné de son ministre des affaires étrangères, qui a commencé et doit poursuivre les négociations et qui est constitutionnellement responsable. (18) (...) Le Roi a apporté à la délégation belge un concours précieux. Depuis son intervention, l'attitude des Gouvernements alliés est devenue beaucoup plus conciliante, plus attentive et plus empressée." (19). Ceci n'est qu'un exemple parmi de nombreux autres depuis 1831 qui nous montrent combien l'action personnelle du Souverain peut être efficace dans ce domaine. Ces voyages demandent une minutieuse préparation; nous venons de voir combien elle était importante pour permettre au Roi de défendre les dossiers avec un maximum d'impact. Voici une anecdote, plus amusante, qui prouve le souci du détail de nos souverains à la veille de telles missions; nous sommes en 1921, le Premier ministre Henri CARTON de WIART raconte que "Le Roi (Albert)... me demanda de l'accompagner à Londres où depuis longtemps, les autorités et la population attendaient sa venue. Peu de jours avant ce déplacement, je reçus pendant un Conseil des Ministres, communication que le Roi désirait me voir au Palais de Bruxelles, ou, si la séance se prolongeait, à Laeken. Je m'y rendis en fin d'après-midi, et fus introduit sans désemparer dans un salon d'où provenait de la musique. Lorsque la porte s'ouvrit le Roi, occupé à danser, s'arrêta, et dans un geste englobant le phonographe qui achevait de moudre une valse et le tapis roulé pour dégager le parquet : "Vous voyez, je prends une leçon pour le bal à Buckingham, que la Reine d'Angleterre ouvrira avec moi. C'est sur la musique de cette danse que Madame de Smedt me fait répéter" le Souverain ajoute en souriant "Cela fera aussi partie des devoirs d'Etat du Premier ministre ce soir-là, ne penseriez-vous pas à vous exercer ?" Madame de Smedt, que j'ai l'occasion de rencontrer parfois lors des cours qu'elle donne avec une bonne grâce charmante à mes enfants et à leurs amis, sait combien j'apprécie la danse et dit en souriant qu'elle me compte parmi ses élèves... "Alors, montrez vos talents", dit le Roi en remontant le gramophone. Ce mince intermède m'a paru en son genre un témoignage de la conscience appliquée que le souverain apporte à faire bien tout ce qui doit être fait." (20). Nous trouvons une autre preuve de cette minutie dans les Mémoires de Paul HYMANS. Le 27 novembre 1933, Albert 1er écrit au ministre des Affaires étrangères : "Mon cher Ministre, Je pars demain après-midi pour Paris où je compte passer trois ou quatre jours au cours desquels, comme vous le savez, j'assisterai à ce dîner de littérateurs organisé annuellement par la Revue des Deux Mondes. Je vous serais extrêmement reconnaissant de vouloir bien lire les quelques phrases préparées en réponse aux allocutions de MM. Bourget et Doumic qui me recevront là-bas et seuls prendront la parole au dîner. J'ai une très grande confiance dans le sens si sûr que vous avez de la mesure et du choix du mot juste. J'ai l'idée qu'il y a des mots et des phrases qu'il faudrait changer. Alors aussi, puis-je parler ainsi à propos de la littérature belge d'expression française. Je ne pars que demain à deux heures, je serai toute la matinée au Palais de Bruxelles, si c'était plus commode pour vous de me voir un moment, je serai charmé de votre visite au cours de cette matinée..." (21). Le 3 décembre, Paul HYMANS rédige une note concernant cette entrevue : "J'ai été voir le Roi, dans la matinée, le jour de son départ. Je lui ai dit que je trouvais son manuscrit remarquable par le style, l'élévation de la pensée et les nuances de l'expression. Et je lui ai suggéré de supprimer un paragraphe qui me paraissait alourdir inutilement le morceau. Il l'a aussitôt recouvert, à la plume, d'une croix. Je lui ai conseillé, pour faire valoir le discours, de veiller, dans la lecture, à la ponctuation; je l'ai engagé à le lire tout haut deux fois, dans son cabinet, afin de se familiariser avec le texte; enfin je lui ai conseillé de souligner au crayon certains mots qu'il faut faire ressortir, et de séparer par des traits sur le manuscrit, certains membres de phrase. Ce sont des procédés qui permettent de nuancer la lecture, et que j'emploie habituellement. Le Roi a immédiatement exécuté quelques-unes de ces petites opérations, qui lui ont paru fort utiles. Le texte qu'il m'avait remis est tout entier écrit de sa main... Est-il son oeuvre personnelle, ou le fruit d'une collaboration ? C'est un morceau parfait; la forme est souple, élégante, vigoureuse. Elle enveloppe quelques belles idées. Il est fort possible que le Roi, qui est un lettré, ait consacré des loisirs à la construction d'un travail purement intellectuel et littéraire, qu'il y ait mis de la fierté et y ait trouvé un plaisir de l'esprit." (21). Dans ces exemples de franche collaboration, il ne faut pas perdre de vue que le ministre intervient, bien sûr, comme conseiller, mais plus officiellement comme celui qui, en vertu de l'article 64 de la Constitution, est responsable des actes du Souverain. Il n'empêche que, dans un tel climat de confiance, un travail très efficace peut s'accomplir et le Roi est naturellement appelé à émettre des suggestions, conscient à la fois des risques qu'il prend et du fait que ses idées seront au moins accueillies avec respect, sinon avec joie. De fait, rien ne l'empêche de se vouloir actif et d'imaginer des moyens d'action sans attendre une initiative de son ministre, ainsi que le rappelle le rapport de 1949 : "(...) le rôle du Roi n'est pas purement passif et l'acte du Roi, au sens constitutionnel du mot, naît du concours de la volonté du ministre avec celle du Roi." (22). Cette lettre d'Albert 1er à Paul HYMANS, son ministre des Affaires étrangères, en est tout à fait représentative : "Le 11 janvier 1929. Cher Ministre, (...) Je compte rentrer pour la cérémonie en l'honneur du futur Président Hoover; j'ai souvent réfléchi à ce que vous m'aviez dit concernant les relations belgo-américaines et je pensais qu'à l'issue de cette séance du Palais des Académies, je ferais bien d'envoyer un télégramme à M. Hoover, un télégramme qui prendrait un peu la forme d'un message et qui serait publié; je compterais sur votre indispensable concours pour sa rédaction. Nous serons évidemment critiqués par quelques-uns, mais il y aurait là, je crois, moyen de se livrer à une petite manifestation personnelle à l'égard du futur chef d'Etat américain. Vous me donnerez votre avis à mon retour, si cela vous convient..." (22). Ce climat n'est, hélas, pas toujours aussi positif et des malentendus peuvent surgir; c'est ainsi que des initiatives sont enrayées et que, dans des circonstances précises, rien ne se produit. Voici un exemple qui tranchera d'autant mieux avec ce que nous venons de lire que nous retrouvons en présence un ministre libéral des Affaires étrangères - comme l'était Paul HYMANS -, de surcroît chef du cabinet, FRERE-ORBAN d'une part, et un de nos Souverains les moins "timides", Léopold II d'autre part. Cela commence par une lettre du ministre, datée du 19 août 1881 : "Sire, J'apprends avec plaisir que Votre Majesté a bien voulu consentir à assister aux fêtes de Gand. Je me permets de rappeler au Roi combien il est désirable qu'Il se maintienne dans ses discours à des généralités élevées et patriotiques, tant pour ce qui regarde l'extension de notre commerce dans les contrées transatlantiques que pour ce qui intéresse la constitution de l'armée et la défense nationale, si tant est que Votre Majesté pense qu'il est utile d'agiter ces questions en ce moment..." (24). La réponse est, à première vue, courtoise, on oserait presque dire "humble" : "21 août 1881. Mon Cher Ministre, J'ai fait pour le programme de Gand absolument tout ce que vous m'avez demandé. J'ai également promis d'aller à Anvers. Pour les discours j'aurai grand égard à vos recommandations..." (25). Un tel calme est étonnant. En fait, l'entourage du Roi est intervenu en la personne de Jules DEVAUX qui a obtenu la suppression d'un paragraphe par lequel le Souverain marquait son irritation et qui figure sur la minute : "Il est selon moi indispensable que lorsque le roi se rend en province et qu'il est obligé de parler, il le fasse de façon à être utile au Pays. Le Pays se persuade que le roi veille sur ses destinées et lorsque je suis obligé de lui parler, il faut que je le fasse de façon à lui être utile et lorsqu'il y a des efforts à faire, il est de toute nécessité de les indiquer. Si le roi ne doit rien dire, il est naturellement indiqué de le laisser à Laeken." (26). Ceci confirme le passage du rapport de 1949 où la Commission déclare qu' "Il convient de veiller à ce que le prestige du Roi ne soit pas diminué par des messages publics trop fréquents ou encore faits à l'occasion d'événements sans ampleur suffisante." (27). Dans ce texte heurté, où perce l'irritation, nous reconnaissons mieux le bouillant souverain ! Le Roi peut, au cours de cérémonies publiques, subir des affronts lorsque son déplacement est mal préparé. Ainsi, à l'époque du cabinet catholique d'Auguste BEERNAERT, voici comment le socialiste Louis BERTRAND rapporte un déplacement royal tumultueux : "Puisque nous sommes dans le Centre-Hainaut, rappelons les incidents qui marquèrent l'inauguration officielle de l'ascenseur hydraulique de Houdeng. Cet important travail qui devait mettre en valeur le canal du Centre, devait être inauguré par le roi. Mais on disait que Léopold II, peu soucieux d'être l'objet de manifestations populaires hostiles, avait, plusieurs fois déjà, retardé la date de sa visite officielle à Houdeng. Celle-ci eut lieu, enfin, le lundi 4 juin 1888, mais sans grand tralala officiel et ne fut connue que la veille. J'y allai pour "Le Peuple". Le roi arriva à la gare d'Houdeng, par train spécial. Des voitures de la cour l'attendaient, pour faire le parcours jusqu'à l'ascenseur, qui était assez éloigné de la gare. Le Bourgmestre de Houdeng, M. Houtard, et quelques collègues des environs, reçurent le roi. Puis le cortège se mit en route. Tout le long du parcours, il y avait foule ! Léopold fut accueilli par des cris de "Vive le Suffrage Universel!" "Vive la République!" On chantait aussi la "Marseillaise". Les voitures prirent le galop jusqu'à l'ascenseur où le roi descendit pour monter sur un bateau qui devait être élevé d'une dizaine de mètres par l'ascenseur hydraulique. Pendant qu'il montait, le bateau vacilla un peu. Le roi et sa suite faillirent tomber à l'eau! Le roi paraissait fort mécontent de la réception qui lui avait été ménagée, mais il n'en dit rien à son entourage. La cérémonie achevée, Léopold remonta en voiture... De nouvelles manifestations se produisirent... (...) Quand le cortège royal fut arrivé à la gare, Léopold, dans la salle d'attente, s'adressa aux bourgmestres qui l'entouraient. Ils faisaient piteuse figure, étant fort gênés des manifestations qui avaient accueilli le chef de l'Etat. Avec le sourire narquois qui lui était habituel, Léopold remercia les bourgmestres de l'accueil enthousiaste dont il avait été l'objet! "Vous remercierez, de ma part, votre vaillante population, de sa belle et cordiale réception; j'y tiens beaucoup..." Là-dessus, Léopold salua d'un geste, et partit toujours souriant! Les mayeurs, en furent baba ! Le roi parti, ces Messieurs se regardèrent, passablement confus, et l'un d'eux, prenant la parole, déclara : - Je crois qu'il s'est fichu de nous !" (28). Une fois de plus, le Souverain avait fait la preuve, dans cette situation délicate, de son sens de l'humour... ------------------------- 3. L'entourage du Roi. Nous l'avons déjà montré au travail, notamment : - au chapitre 1, concernant la préparation du futur Albert 1er nous avons fait la connaissance du général Jungbluth; - au chapitre 3, nous avons vu Robert Capelle questionner Paul Hymans à l'occasion de la mise sur pieds du gouvernement Van Zeeland II, en 1936; - au chapitre 4, nous avons vu MM. Devaux et Van Praet servir d'intermédiaires entre Léopold II et ses ministres; - l'annexe au chapitre 5 nous a montré Robert Capelle protestant contre certaines accusations d'oisiveté de l'entourage de Léopold III à l'occasion de l'affaire Martens; - au chapitre 7, nous avons fait allusion à une information extra-ministérielle de Léopold II dans l'affaire des mandataires communaux à l'époque du dernier cabinet libéral; nous y avons également croisé Jules Ingenbleek servant d'intermédiaire entre Albert 1er et Paul Hymans, notamment à l'occasion de l'entrevue secrète à laquelle nous avons consacré une annexe; nous y avons assisté de même aux conversations parfois animées entre le même Paul Hymans et Emile Waxweiler; nous y avons abordé enfin les angoisses d'Edmond Carton de Wiart face à son bouillant "patron" Léopold II; - dans la deuxième partie de ce chapitre enfin, nous avons vu Paul Hymans supputer la collaboration dont Albert 1er aurait pu bénéficier dans la rédaction d'un discours pour la "Revue des Deux Mondes", de même que nous avons pu admirer avec quel soin Jules Devaux avait gommé ce qu'il y avait de trop violent dans la correspondance de Léopold II. Ces hommes sont les antennes, les émissaires, les négociateurs, les confidents de nos souverains successifs, ceux qui permettent au roi de se renseigner et d'agir en restant dans l'ombre qu'exige son rôle d'arbitre. Ils lui donnent la marge de manoeuvre supplémentaire s'il doit agir sans pouvoir être couvert par la responsabilité ministérielle. Ils conseillent également le Souverain et l'on se demande parfois, à l'époque même des faits, quelle fut leur influence exacte dans les décisions royales. Nous avons déjà obtenu quelques réponses à cette question en les regardant oeuvrer. Nous avons groupé ici quelques autres renseignements concernant cette branche essentielle - bien que non-officielle - du pouvoir exécutif (29), à commencer par le rapport de 1949. Dans son chapitre IV, les membres de cette Commission estimèrent que "Dans l'exercice des pouvoirs que lui attribue la Constitution, le Roi a non seulement le droit mais aussi le devoir de se faire une opinion personnelle sur les affaires qui lui sont soumises. A cette fin, le Roi doit être informé et éclairé. S'il ne pouvait l'être que par ses Ministres, qui sont ses seuls conseillers responsables, mais, qui presque toujours, représentent une fraction de l'opinion publique, la fonction royale risquerait d'être absorbée par la fonction ministérielle et le Roi ne pourrait que difficilement remplir sa haute mission de conciliateur des partis. C'est pourquoi le Roi doit pouvoir prendre l'avis de collaborateurs privés, qui ne sont pas engagés dans les luttes politiques. Les fonctions des collaborateurs privés du Roi, qu'ils appartiennent au Cabinet civil ou à la Maison militaire, sont d'origine coutumière. Le Cabinet du Roi constitue un rouage éminemment utile au fonctionnement du régime, mais ses membres n'ont aucun pouvoir propre ni aucune responsabilité dans l'Etat. La nomination des membres du Cabinet du Roi ne se fait pas sous le contreseing ministériel et le Roi les nomme librement. Il faut cependant approuver sans réserve la coutume qui laisse aux Ministres, discrètement consultés, la possibilité de faire connaître les raisons pour lesquelles telle nomination leur paraîtrait inopportune. Le Cabinet du Roi a pour tâche d'informer le Roi et de faciliter, selon ses ordres, les contacts entre le Roi et les Ministres. Dans l'accomplissement de cette mission, les membres du Cabinet du Roi doivent s'effacer et faire preuve d'une discrétion absolue. Ils abuseraient de leur qualité s'ils prétendaient avoir une politique personnelle, s'ils s'arrogeaient le droit d'apprécier l'opportunité des demandes d'audience adressées au Roi par les membres du Gouvernement ou encore s'ils présentaient une opinion qui leur est personnelle comme étant celle du Roi. Leur devoir de loyauté à l'égard des Ministres est absolu et il commande les rapports qu'ils peuvent avoir avec les membres de l'opposition et s'ils ont des contacts avec les fonctionnaires, ce ne sera que de l'assentiment du Ministre intéressé. (...)." (30). Ce texte est indéniablement marqué par le contexte de la "Question royale" au cours de laquelle certains membres du Cabinet du Roi Léopold III faisaient l'objet de violentes critiques, notamment le comte Capelle et surtout Jacques Pirenne. A. A propos de Jules Van Praet. Charles Woeste a souvent reproché à l'entourage du Roi d'être trop "libéral"; il écrit dans ses "Mémoires" à propos de MM. Van Praet et Devaux, pour les deux premiers règnes, que "Tout porte à croire que le ministre de la maison du Roi (31) ne fut pas étranger à cette solution de la crise (de 1857) (32), et je saisis cette occasion de consigner les réflexions que me suggéra le rôle joué par M. van Praet auprès de nos deux premiers souverains. Personne plus que moi ne rend hommage à la dignité de sa vie et à la droiture de son esprit; plus de vingt ans avant sa mort, arrivée en 1886, il était revenu, par le loyal effort de son intelligence, à la pratique religieuse... Mais il ne put jamais se dégager complètement de l'influence du milieu où il passait sa vie : ce milieu était celui de son beau-frère, M. Devaux. Mme Devaux et sa fille étaient extrêmement pieuses; M. Devaux, au contraire, n'était pas un croyant; l'allure de son esprit était modérée et sympathisait avec celle de M. van Praet; seulement il avait une conviction enracinée que les catholiques ne pouvaient être en Belgique des hommes de gouvernement, et que dès lors le pouvoir revenait de droit aux libéraux. Cette conviction était aussi, je crois, celle de M. van Praet. Non pas qu'il s'opposât à ce que les affaires fussent conviées à des catholiques, lorsque le mouvement de l'opinion les y appelait; mais, à la première difficulté qui surgissait, au premier ébranlement qu'éprouvait un ministère conservateur, il se voyait confirmé dans ses prévisions et se sentait porté à conseiller le retour des libéraux au pouvoir. M. Alph. Nothomb m'a toujours dit qu'en 1857, c'était M. van Praet qui avait stérilisé les résolutions énergiques du Roi; son attitude en 1871 porte également à croire qu'il recommanda au Roi la révocation du ministère d'Anethan. A tout prendre, l'influence de M. van Praet sur le roi Léopold 1er, dans la deuxième partie de son règne et sur le roi Léopold II a été funeste; il les a, quelque louables qu'aient été ses intentions, imprégnés, si je puis m'exprimer ainsi, de préjugés contraires aux catholiques et c'est à lui en grande partie que remonte la responsabilité des échecs que la royauté leur infligea. Il avait du reste introduit auprès de la Couronne son neveu, M. Jules Devaux, dont le libéralisme n'a jamais été contesté, et celui-ci aussi acquit petit à petit un grand empire sur le roi Léopold II." (33). Comme il vient de nous le dire, Woeste a soupçonné l'action de Van Praet lors de la révocation du cabinet d'Anethan, en 1870; à ce point de ses "Mémoires", il nous confirme que "Le lendemain le Roi (Léopold II) déclara qu'il était décidé à révoquer ses ministres. Lui et M. van Praet avaient eu, pendant toute la crise, une attitude assez étrange. Les ministres, que M. van Praet visitait fréquemment en temps ordinaire, ne l'avaient plus guère vu; ils avaient insisté pour être reçus par le Roi : c'est à peine si deux d'entre eux avaient pu l'approcher isolément..." (34). Il faut, cependant établir une différence entre ces deux crises et les éventuelles interventions du Ministre du Roi : si en 1857 elle aboutit à la mise en place, pour quatorze ans, d'un cabinet libéral, en 1871 le gouvernement catholique du baron d'Anethan fut remplacé par un autre ministère catholique, cette fois dirigé par Jules Malou (35). C'est dire que si influence de Van Praet il y eut, ce ne fut pas exactement dans le sens suggéré par Woeste. Celui-ci nous fournit un son de cloche très semblable pour ce qui concerne sa propre révocation en 1884, lorsqu'il prétend que "Cependant, le parti libéral ne renonça pas aux démonstrations... De son côté, la presse libérale chercha à échauffer les esprits de plus en plus. Le but visible de cette manifestation était d'impressionner le Roi (35). J'eus à ce moment la preuve que rien n'était négligé pour atteindre ce résultat. M. Frère s'était rendu à Blankenberghe auprès de M. van Praet; il lui avait notamment parlé de moi; il lui avait dit que je devais m'en aller; que j'avais une mémoire gênante; que j'interrompais les membres de la gauche d'une façon désagréable; bref que c'était une satisfaction à leur donner. Celui à qui M. van Praet avait confié cette conversation se hâta de me la communiquer." (36). L'intervention de Van Praet fut-elle ce que nous en dit la "victime" ? Nous en doutons. En fait, Charles Woeste ne fut pas le seul révoqué de 1884 puisque Victor Jacobs subit le même sort. Nous avons vu combien Léopold II pouvait reprocher leur radicalisme aux ministres libéraux du cabinet Frère-Orban (37). Ayant eu de sérieux problèmes avec ceux-ci, il était inévitable qu'il se heurtât aux deux ultras catholiques Jacobs et Woeste. Nous avons vu ce dernier provoquer la chute du cabinet Schollaert (38); il nous rapporte une anecdote remontant au gouvernement d'Anethan, dans lequel Victor Jacobs fut d'abord ministre des Travaux publics, en 1870, puis ministre des Finances, en 1871 (39) : "(Léopold II) ne demandait pas mieux que de pouvoir se débarrasser de M. Jacobs qu'il n'aimait pas. La cause de cette hostilité remonte certainement à l'origine politique de M. Jacobs; le Roi détestait le mouvement anversois et il ne le cachait pas; mais M. Jacobs, devenu ministre, ne fit rien pour se le concilier; bien au contraire, il le froissa souvent. Un jour que le Roi, au Conseil des ministres, revenait sur la question militaire et remontrait qu'il fallait avant tout faire son devoir, M. Jacobs s'écria : "Votre Majesté va à la messe; elle ne va pas à vèpres; il est cependant très bien d'aller à vèpres; par conséquent on peut apporter un peu de modération dans l'accomplissement de son devoir"." (40). C'est le radicalisme du personnage qui a déplu au souverain. Woeste nous fournit lui-même un argument prouvant, au moins dans l'affaire de 1884, l'impartialité de Van Praet, malgré ses opinions libérales : "Un autre jour, (Jacobs) se rendit au Palais et prétendit être reçu par le Roi, afin de lui demander une décoration qu'il désirait le lendemain apporter à Anvers; le Roi refusa de le voir; M. Jacobs se plaignit aussitôt à M. van Praet; il obtint la décoration; mais le Roi fit cette observation : "Je n'aime pas les porteurs de contrainte"." (41). Ces déclarations contradictoires montrent que le Roi a le souci de travailler quotidiennement avec des gens sérieux qui se font une règle de rester impartiaux devant les diverses affaires qu'ils doivent traiter. C'est grâce à de telles collaborateurs qu'il peut effectivement exercer son rôle avec toute la sérénité nécessaire. Léopold 1er le reconnaissait très expressément lorsqu'il écrivit le 5 avril 1840 au chevalier de Theux de Meylandt, alors ministre de l'Intérieur, que "Je désire vous faire signer encore un arrêté qui accorde à Van Praet le titre de Ministre d'Etat. Mon intention avait été déjà depuis quelque temps de récompenser ses mérites en lui accordant une position plus élevée. Depuis près de neuf ans il remplit les importantes fonctions que je lui avais confiées, et à Londres en mars 1831, je l'ai trouvé le plus capable des hommes envoyés en Angleterre. Mon intention a donc été depuis quelque temps de le nommer Ministre de la Maison du Roi, mais même comme tel le titre de Ministre d'Etat est convenable. Comme vous aurez beaucoup à faire je vous ferai préparer l'arrêté pour que vous puissiez le contresigner ce soir. Je vous attends à 8 heures." (42). B. Possibilités et limites. Lorsque, en juin 1928, Paul Hymans reçoit le général Jungbluth, il se souvient que "C'est par lui que j'obtins l'intervention du Prince (43) auprès du Roi Léopold II et du Gouvernement catholique afin d'assurer la nomination de mon ami Paul Leclercq au poste d'avocat général à la Cour de Cassation, auquel l'appelaient d'exceptionnels mérites, et de mon ami Adolphe Max aux fonctions de bourgmestre de Bruxelles, qui devait l'illustrer." (44) et, d'une manière moins personnelle, il laisse la parole à son visiteur qui lui confie que "- "Je n'ai réussi, ajoute le général, à conserver mon rôle et à garder la confiance du Roi (Albert 1er), qu'en me tenant à l'ombre, en évitant de me mettre en avant, de chercher la réclame, de parader, de faire étalage de mon influence. J'ai souvent dit aux dignitaires de la Cour : Prenez garde, si vous cherchez à tirer vanité de votre position et à faire reluire votre importance, vous vous userez vite et vous serez brisé ! L'expérience a montré que j'avais raison.". Et il termine par cette anecdote typique, où l'on mesure la confiance que le Roi eut en lui pendant les épreuves troublantes de la guerre. M. de Broqueville se méfiait de Jungbluth avec qui il avait eu à Anvers, pendant que le général y exerçait en fait les fonctions de chef d'Etat-major, quelques démêlés. Il désirait l'éloigner du Roi et réussit à lui faire assigner la mission de représenter le Souverain au Havre. Sans que personne pût s'en douter, une ou deux fois par semaine, le Roi et Jungbluth se rencontraient à mi-chemin entre Le Havre et La Panne. Ils partaient en automobile et, descendus de voiture, allaient se rejoindre en quelque point isolé, qu'ils avaient fixé d'avance. Ils se promenaient et échangeaient leurs vues. Jamais le secret ne fut découvert ou trahi. Le général est resté pendant plus de quarante ans l'ami fidèle et discret, le confident." (45). - - - - - Les limites sont précisées par Robert Capelle, à l'occasion de l'affaire Martens (46) : "Depuis le tapage fait sur le nom de Martens, certains se sont demandés : "Comment le Cabinet du Roi n'a-t-il pas alerté Sa Majesté sur le nom de Martens". On oublie : a) qu'avant ce moment, le nom de Martens était inconnu; b) que l'Arrêté présenté au Roi marquait l'accord de tous les ministres; c) que les nominations étaient contresignées par un ministre wallon; d) que le rôle du cabinet du roi n'est pas de faire une enquête sur le nom de tous les citoyens dont il est question dans les 12.000 Arrêtés soumis annuellement à la signature royale. Une semblable révision de l'action gouvernementale - outre qu'elle nécessiterait un personnel innombrable - impliquerait, à l'égard des ministres, les conseillers constitutionnels du Roi, une méfiance qui ne sied pas à l'entourage royal, et contre laquelle s'insurgeraient, sans aucun doute, les ministres qui n'admettent aucun intermédiaire entre eux et le Chef de l'Etat." (47). C. L'entourage de Baudouin 1er. A deux moments de son règne, nous avons enregistré des remarques concernant des personnes qui auraient des "influences néfastes" sur le Souverain. Ainsi, Gaston EYSKENS témoigne-t-il dans ses récents "Memoires" d'une crise, rapidement résolue mais dont l'existence même en tant que telle est révélatrice d'un état d'esprit suspicieux concernant l'entourage du jeune Roi BAUDOUIN; elle se situe en 1959, à l'occasion du mariage du prince Albert. Cette fois encore, nous proposons notre traduction du texte néerlandais. "Lorsque... le 11 mai 1959, le Grand Maréchal de la Cour communiqua que le mariage princier serait béni par le pape Jean XXIII à Rome, on fut moins enthousiaste et on réagit avec étonnement. Le fait que pas une seule solennité ne se déroulerait à Bruxelles fut ressenti comme une décision malheureuse. Les sphères politiques libérale et socialiste dans notre pays firent de plus remarquer que d'après la Constitution le mariage civil devait précéder la cérémonie religieuse (48). Du côté catholique fut défendue la thèse selon laquelle la bénédiction du mariage par le pape compte tenu de sa qualité de chef de l'Eglise catholique et de chef de l'Etat du Vatican devait être considérée en même temps comme une cérémonie religieuse et civile. Et quoique cela n'eût dû strictement parlant poser aucun vrai problème, une partie de la presse catholique publia tout de même des commentaires critiques contre l'engagement nuptial à Rome. La discussion concernant le mariage princier se transformait désagréablement en une polémique qui évoquait des souvenirs de la Question royale. En outre, elle suivait de peu un certain nombre de querelles publiques au sujet de l'attitude du roi Baudouin dans l'affaire congolaise et d'autres affaires d'importance tels que les plans de construction d'un nouveau palais pour Léopold (III) et sa famille sur le domaine de Laeken. L'idée du nouveau palais ne venait cependant pas de Baudouin, mais de la princesse Liliane. Il allait de soi que je ne pouvais être d'accord avec ce projet et les plans furent abandonnés. En ce qui concerne les autres affaires, la remarque la plus souvent entendue était que "le Palais s'en mêlait trop". Et l'expression "le Palais" ne visait pas seulement et en premier lieu le roi Baudouin, mais aussi et surtout Léopold et la Maison du Roi, dont on disait qu'ils exerçaient une grande influence sur Baudouin. (Plusieurs solutions sont envisagées pour régler le mariage à Rome, mais aucune n'apparaît satisfaisante :) (...) C'est pourquoi le gouvernement décida que le mariage devait se dérouler à Bruxelles. Il devait cependant prendre soin que le Vatican annonçât lui-même que le mariage ne pouvait avoir lieu à Rome. Si le gouvernement avait dû rendre son interdiction publique, cela aurait sûrement été interprété comme une offense envers le pape. Dans le courant du mois de mai, un certain nombre de démarches furent faites auprès du Vatican. Finalement, le 2 juin 1959 un peu après midi, un communiqué fut lu à la radio d'après lequel, le pape Jean XXIII "dans son désir de voir rassemblés tous les Belges autour du trône" et "dans un geste de sollicitude paternelle", avait trouvé préférable que le mariage du prince Albert et de la princesse Paola fût célébré non à Rome, mais à Bruxelles. Avec ce communiqué, l'interpellation socialiste sur "les aspects politiques et constitutionnels" du mariage princier, qui était prévue pour l'après-midi du 2 juin, tomba à l'eau... (...) La cérémonie nuptiale du prince Albert et de la princesse Paola eut lieu le 2 juillet 1959... Une autre nouvelle importante en rapport avec la famille royale fut le départ du roi Léopold du palais de Laeken. Le 26 mai 1959, il fut communiqué après le Conseil de Cabinet que Léopold avait exprimé le désir auprès du gouvernement d'établir sa résidence en-dehors du domaine royal de Laeken, et que le gouvernement prenne les dispositions nécessaires en commun accord avec la famille royale pour réaliser cette demande. Jusqu'ici, j'avais pris l'initiative. Parmi les présidents de partis avec lesquels je m'étais concerté après les contestations concernant le mariage princier, existait une identité de vue pour sortir de l'ambiguïté concernant la position de Léopold et rétablir les rapports normaux entre le Palais et les hommes politiques. J'ai pris mes responsabilités à ce sujet. Au cours de quelques difficiles, mais courtoises conversations avec Léopold, je lui fis savoir que toute nouvelle discussion concernant sa personne pouvait être mieux évitée. Je le persuadai à ce propos qu'il faudrait mettre un terme aux fausses rumeurs concernant son influence sur le roi Baudouin, dans l'intérêt de la dynastie et du pays. Personnellement j'étais absolument convaincu que Jacques Pirenne par exemple jouait encore toujours un rôle néfaste à la Cour... Le départ de Léopold de Laeken fut accueilli par les milieux politiques avec un sentiment de soulagement. Pour ce qui est du roi Baudouin, qui au cours de la deuxième moitié de mai se trouvait en visite officielle aux Etats-Unis, la nouvelle doit avoir été très pénible..." (49). Il est évident que huit ans après l'abdication de Léopold III, la "Question royale" est encore présente dans les esprits et que certaines frustrations subsistent : la décision du Prince Albert de répondre sans doute au voeu compréhensible de la princesse italienne Paola de se marier à Rome rappelle certaines circonstances contestées du deuxième mariage de l'ex-souverain et la présence même de ce dernier auprès du jeune Roi peut faire croire à une poursuite de son règne par personne interposée. Quant à l'allusion à une mauvaise influence de Jacques Pirenne, elle est loin d'être la seule que l'on puisse rencontrer dans le même sens en parcourant ces "Memoires"... * * * A l'occasion de la crise d'avril 1990, que nous avons abordée aux chapitres 1 et 4, "Le Soir" publia l'article suivant : "L'entourage du Roi, très marqué par l'obédience catholique. Pour éclairer les derniers événements, il est intéressant d'étudier l'entourage du Roi. Le Cabinet éclaire le Souverain sur l'état de l'opinion et l'évolution de la vie politique. Il est l'oeil du monarque sur la Nation. Depuis quarante ans, la direction de ce cabinet a été assumée par des personnalités d'obédience catholique. "Le Roi a non seulement le droit mais aussi le devoir de se faire une opinion personnelle sur les affaires qui lui sont soumises. A cette fin, le Roi doit être informé et éclairé." La Commission sur les pouvoirs constitutionnels du Roi, dans son rapport publié au Moniteur belge du 6 août 1949, justifiait le prise d'avis par le monarque auprès de "collaborateurs privés qui ne sont pas engagés dans les luttes politiques". Si le Roi ne devait être éclairé et informé "que par ses ministres qui sont ses seuls conseillers responsables, mais qui, presque toujours, représentent une fraction de l'opinion publique, commentait le rapport, la fonction royale risquerait d'être absorbée par la fonction ministérielle et le Roi ne pourrait que difficilement remplir sa haute mission de conciliateur des partis"(30)." (50). Nous avons cité l'intégralité du texte de la Commission de 1949 concernant ce problème en tête de ce paragraphe. L'article du "Soir" s'attaque ensuite à celui du défunt souverain (dont nous savons qu'il a été maintenu en place par son successeur Albert II) : "Le Cabinet du Roi est la courroie de transmission de l'information entre le monde politique, l'opinion et le Palais. Le chef de cabinet et ses collaborateurs décryptent la presse nationale et internationale, suivent - depuis la tribune de la Cour - les débats les plus importants à la Chambre et au Sénat, entretiennent des contacts fréquents avec le cabinet du Premier ministre et celui des Affaires étrangères, organisent les audiences du Roi. Depuis 1950, six personnalités se sont succédé à la tête du Cabinet du Roi. Caractéristique commune à ces six interlocuteurs privilégiés du Souverain : tous étaient catholiques. Prince royal, Baudouin bénéficia des services d'Etienne de le Court, un magistrat bruxellois et riche propriétaire forestier. Installé sur le trône, le Souverain choisit comme principal conseiller Hubert Verwilghen, gouverneur honoraire du Limbourg, et homme de foi qui manifestait sa croyance en la Providence et aux miracles. Sous la pression de la reine Elisabeth (51) qui, semble-t-il, estimait qu'Hubert Verwilghen manquait de toute l'autorité requise, le baron Guillaume, ambassadeur à Paris, fut adjoint au cabinet, flanqué du titre de "secrétaire d'Etat de la Maison du Roi". A la mort de Verwilghen, René Lefébure, un libéral catholique brugeois, prit la direction du cabinet. C'est lui qui suggéra l'ouverture du cabinet à deux chefs de cabinet adjoints, l'un socialiste, l'autre libéral. De 1961 à 1977, le Cabinet du Roi fut placé sous la direction d'André Molitor (29). Son départ à la retraite permit à Jean-Marie Piret, procureur du Roi à Bruxelles, de devenir le plus proche conseiller du Roi. Catholique orthodoxe, Piret était particulièrement sensibilisé aux problèmes d'éthique. Avant de devenir chef du Cabinet du Roi, il marqua, dans diverses publications, sa ferme opposition à toute dépénalisation de l'avortement. Lorsqu'il était magistrat, il mena le combat contre la diffusion du film "L'empire des sens" (52). Depuis 1983, c'est l'ancien chef de cabinet de Wilfried Martens, Jacques van Ypersele de Strihou, issu d'une famille de longue tradition catholique, qui exerce les fonctions de chef de cabinet du Roi. Outre ces dignitaires, on ne peut ignorer la place très importante qu'occupe aux côtés du Roi la reine Fabiola, sa première conseillère. Issue d'une famille de l'aristocratie catholique espagnole, la Reine est profondément croyante. Chaque jour, elle assiste à la messe dans la chapelle privée de Laeken. Elle aurait joué un rôle très important dans la décision du Roi." (50). Cet article confirme à la fois le rôle essentiel de l'entourage du Roi et la méfiance qu'il engendre toujours. Rappelons qu'Edmond Carton de Wiart, que nous avons vu dans son rôle de secrétaire de Léopold II, se vit confier la charge de Grand Maréchal de la Cour par le Prince Royal, le 26 juin 1951 (53); voilà un bel exemple de continuité. --------------------------------------------------
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