Home

BIBLIOGRAPHIE | Chapitre 7 - Annexe | Chapitre 8 | CONCLUSION | Le Roi dans la Constitution
Fonction royale 5
Chapitre 7 - Annexe

Une entrevue mystérieuse

La crise de 1913 fut dure et il fallut toute la diplomatie de Charles de BROQUEVILLE, et la modération de personnalités de l'opposition comme Paul HYMANS, pour éviter d'énormes désordres.
Le point de départ en fut la revendication émise par les partis de gauche, libéral et ouvrier, d'une nouvelle révision de la Constitution en vue d'établir, cette fois, le suffrage universel pur et simple.


1. Le contexte.

Toute l'affaire commença en juin 1911, quelques jours après la démission du gouvernement Schollaert que nous avons longuement évoquée dans le cours de ce chapitre.

"Le 30 juin 1911, les Gauches libérales de la Chambre et du Sénat déclarèrent unanimement adhérer au suffrage universel pur et simple uni à la représentation proportionnelle intégrale, sans condition de cens, de capacité ou de pluralité quelconque, à 25 ans, moyennant un an de domicile. L'accord étant ainsi réalisé sur la réforme électorale entre libéraux et socialistes, un programme positif se dégagea rapidement des circonstances, sans négociations ni traité. Il se résumait en trois points : l'instruction obligatoire et la défense de l'enseignement public, le suffrage, les retraites ouvrières (1). Un combat décisif s'organisa en vue des élections de 1912, d'autant plus importantes que la dissolution, rendue nécessaire par une augmentation du nombre des sièges, étendait la consultation au pays tout entier." (2)

La campagne fut enthousiaste, mais les catholiques manoeuvrèrent habilement dans le but d'introduire dans l'électorat libéral la crainte d'un débordement socialiste au cas où le cartel des gauches remporterait les élections; opération réussie, puisque les résultats renforcèrent la majorité de droite qui remonta de 6 à 16 voix. Les socialistes, déçus, se préparèrent à des actions de grèves (3), décidées par un Congrès extraordinaire le 30 juin 1912. Les libéraux, de leur côté, optaient plutôt pour une opposition parlementaire dure mais classique.

Le 19 novembre 1912, Emile Vandervelde et quelques autres parlementaires socialistes déposèrent une proposition de révision de la Constitution. De Broqueville la repoussa en évoquant la menace de la grève générale.
Paul Hymans proposa la création d'une Commission parlementaire chargée d'examiner l'ensemble du problème électoral, aux trois niveaux : législatif, provincial et communal; "Ainsi l'on préparerait l'avenir et l'on conjurerait le danger de la grève générale." (4). Des avis favorables s'exprimèrent à la Chambre dans les rangs de la droite, en la personne du représentant catholique de Namur M. Mélot. "Cette intervention parut le signe d'un rapprochement, d'une solution de la crise. Mais M. Woeste veillait... Il ne voulait pas qu'un pas fût fait vers une révision constitutionnelle qui conduirait au suffrage universel." (5)

Le parti libéral entreprit de longues négociations en vue de débloquer la situation (6). Parmi les plus actifs, on trouve Adolphe Max, bourgmestre de Bruxelles, qui intervint auprès de Charles de Broqueville au nom des bourgmestres des grandes villes, Fulgence Masson, député libéral de Mons et Paul Hymans. Leurs efforts aboutirent, le 22 avril (7), au vote unanime d'un ordre du jour à la Chambre, rédigé par Masson et accepté par le gouvernement. La droite demandait que l'ordre du jour réprouvât la grève générale, ce qui fut accepté par les gauches.

"La détente fut immédiate. La grève générale prit fin. Un arrêté royal du 23 mai nomma la commission. Elle fut composée de 31 membres appartenant à toutes les nuances de l'opinion et recrutés dans le monde parlementaire, dans les Universités et l'administration. La guerre, un peu plus tard, mit fin à ses délibérations." (7)

Avant d'en arriver là, les démarches s'étaient multipliées, tant du côté du gouvernement afin qu'il acceptât l'idée de contacts préliminaires à la mise en place d'une telle commission, que du côté des socialistes afin qu'ils missent fin à la menace de grève. Les atermoiements de Charles de Broqueville et les déclarations tranchantes de Charles Woeste n'avaient pas simplifié la tâche des chefs des gauches : Vandervelde ne pouvait calmer les socialistes sans des signes encourageants et Hymans se lassait de démarches constamment renouvelées en vain. De même, le chef du Cabinet devait temporiser entre les diverses tendances catholiques.
C'est ainsi que le ministre des Finances Levie expliquait en mars 1913 à Paul Hymans que "La Droite est profondément divisée. Il y a plus d'affinité par exemple entre vous et M. Mabille qu'entre M. Mabille et son voisin, M. Raemdonck. - La plupart des députés catholiques des Flandres sont adversaires de toute mesure conciliatrice parce qu'ils ne veulent à aucun prix de la révision. Ils considèrent que le suffrage universel modifierait profondément la situation politique; il détruirait, croient-ils, ou du moins réduirait considérablement la majorité catholique et peut-être déterminerait une nouvelle orientation des partis." (8)

"Le mercredi 19 mars, la Chambre se sépara pour les vacances de Pâques. Le 23, le Congrès socialiste décréta la grève et la fixa au 17 avril." (9)


2. POURQUOI LE ROI N'INTERVENAIT-IL PAS ?

C'est pour expliquer l'impossibilité dans laquelle il se trouvait d'agir dans le contexte du moment que le Souverain provoqua la rencontre à laquelle nous consacrons cette annexe.

Paul HYMANS expose dans ses Mémoires que "M. Ingenbleek m'avait fait part du désir du Roi d'aller passer une quinzaine de jours dans le midi et demandé si je croyais que cette absence serait mal interprétée. Je l'avais rassuré, lui disant qu'il n'était plus question de grève.
Dès que Vandervelde m'eût mis au courant de la tournure nouvelle que prenaient les choses, j'écrivis à Ingenbleek pour le mettre au courant, ainsi que je le lui avais promis. M. Ingenbleek m'avait dit en outre... que le Roi tenait à me faire savoir que, dans les circonstances politiques actuelles, la Couronne ne pouvait intervenir." (10).
"(...)
Lorsqu'après les vacances de Pâques je rentrai à Bruxelles, je reçus la visite de M. Ingenbleek, qui m'annonça que le Roi désirait me voir. Je serais reçu à Laeken où Sa Majesté venait de s'installer. L'audience devait rester secrète afin d'éviter que le public ne lui donnât de fausses interprétations.
Elle fut fixée au lundi 7 avril... M. Ingenbleek m'attendait sur la route qui longe le canal. Il m'introduisit dans le parc royal par une porte grillée dont il avait la clef. Je fus introduit, sans avoir vu ni rencontré personne, dans le cabinet du Roi,...
(...)
Je résume (notre conversation) :

Le Roi : Je tiens à vous faire connaître les raisons pour lesquelles j'estime qu'aucune intervention de la Couronne n'est possible en vue de prévenir la crise dont le pays est menacé.

Motifs : le pays a été consulté il y a quelques mois (11). Il s'est prononcé. Il a envoyé aux Chambres une forte majorité catholique. Une dissolution nouvelle ne s'expliquerait pas. Quel résultat d'ailleurs donnerait-elle ? Rien ne permet de croire que le pays se déjugerait après un si court intervalle. Un changement de personnel ministériel ne modifierait pas la situation. Un Cabinet nouveau, recruté dans la majorité, ne ferait pas une politique nouvelle. Il devrait suivre la majorité. Et l'opposition ne gagnerait rien à un changement de personnes, bien au contraire. Les intentions de M. de Broqueville sont conciliantes. Il fait ce qu'il peut. Il doit tenir compte des résistances d'une partie de la Droite.
Une intervention de la Couronne froisserait vivement le parti à qui la nation a donné la majorité légale et pourrait gravement compromettre le Souverain. L'action royale doit être rare, prudente, impartiale, ne peut méconnaître la volonté de la majorité électorale et parlementaire. "Je suis intervenu, dit le Roi, lors de la crise provoquée en 1911 par le projet sur l'enseignement primaire du Cabinet Schollaert (12). Peut-être ai-je eu tort, peut-être que ceux qui m'ont demandé d'intervenir ont-ils eu tort. Car le corps électoral n'a pas suivi. En 1912 il m'a désavoué..."

Hymans : Sur ce point, qu'il me soit permis d'exprimer une opinion opposée à celle du Roi. Le corps électoral, en juin 1912, n'a ni désavoué le Roi, ni ratifié le projet Schollaert. Il a eu peur d'un gouvernement auquel les socialistes participeraient, ou qu'ils auraient tenté peut-être de dominer. Il a voté contre le cartel... Dès lors, l'élection du 2 juin ne peut être invoquée comme un jugement sur la politique scolaire du ministère catholique ou sur l'intervention royale dans la crise de 1911.
Je ne discuterai pas la question de principe, celle de savoir si le Roi peut légitimement intervenir. Si, en fait, le Roi disposait d'un moyen efficace pour conjurer la crise, la question de savoir s'il faut en user serait bien angoissante ! Mais en fait, je reconnais que ce moyen efficace ne se découvre pas... Du moment où les ministres sont solidaires entre eux et avec leur majorité... il n'y a rien à faire...

Le Roi : Certaines situations politiques ne doivent pas être violentées. Il faut les laisser se déployer. Les événements ont une logique qui ne se dégage pas de suite. Peut-être que ceux qui se préparent comporteront-ils des leçons qui ne seront pas sans profit. Il ne faut pas, d'ailleurs, oublier que la grève générale n'est pas un procédé politique régulier, légitime, et qu'au fond de la propagande socialiste il y a des passions révolutionnaires.

Hymans : Je le reconnais et l'ai dit dès le début. J'ai réussi à faire désavouer la grève générale par les Gauches libérales, dès octobre dernier (13)...

Le Roi : Oui, je le sais. Les divisions sont profondes. Il y a des Belges qui ne se sentent plus chez eux, qui ont l'impression d'être relégués à un rang secondaire. Aussi le bourgeoisie libérale soutiendra la grève...

Hymans : Je pense que dans la bourgeoisie libérale deux courants se produiront. Une partie, poussée par un irréconciliable esprit d'opposition, anticléricale avant tout et malgré tout, soutiendra la grève qu'elle considère comme un instrument de guerre contre le gouvernement catholique; l'autre, bourgeoisie de commerce et d'affaires, conservatrice dans l'âme, réclamera l'ordre avant tout. Et ce seront les plus nombreux. Le rôle du parti libéral doit, à mon avis, être un rôle de médiation et de pacification. Je ne suis pas un enthousiaste, un fétichiste de l'égalité politique. Mais elle se fera. La révision est nécessaire, l'égalité politique inévitable. Il faut y aller tranquillement.

Le Roi : Oui, le suffrage universel est inévitable. On doit s'y préparer.

Il ramène alors l'entretien à son point de départ et se dit heureux de constater que je reconnais l'inopportunité de toute action de la Couronne.

Hymans : Si, dans le moment présent, toute idée d'intervention royale doit être écartée, il se peut cependant qu'au cours des événements, une occasion se présente qui permette d'aboutir à l'apaisement. Si nous voyons la possibilité de faire une nouvelle tentative de médiation, je me permettrai de demander au Roi d'user de toute son influence pour appuyer nos efforts et pour faciliter la solution. La doctrine la plus strictement constitutionnelle reconnaît au Roi cette forme naturelle et légitime d'intervention: l'action personnelle et discrète, le conseil aux ministres et aux hommes d'Etat...

(...)
Entré chez le Roi à 3 heures et demie, je sors de son cabinet un peu après 4 heures et demie... " (14).

* * *

Ce texte nous aura appris deux choses :

D'abord, les entretiens du Roi avec l'une ou l'autre personnalité peuvent ne pas être connus du public, toutes précautions étant prises pour leur donner un caractère ultra-confidentiel et discret par opposition aux consultations courantes signalées par la presse; seules les sources intimes nous permettent d'en avoir connaissance. L'exemple que nous venons de reprendre ici montre à quel point elles peuvent être intéressantes pour l'Historien.

Ensuite, le Roi Albert 1er nous a fait, par l'entremise de Paul Hymans, un cours sur l'action du Roi comme arbitre. Il nous paraît inutile de le paraphraser lourdement.

Notes

(1) Dans le troisième volume de son "Histoire du mouvement ouvrier en Belgique" - consacré aux Socialistes belges, 1885-1914 -, Marcel LIEBMAN consacre à ce contexte les pages 152 à 182. Il commence par nous montrer que le P.O.B. est divisé entre trois grands courants, en quoi il ne se distingue en rien des partis catholique et libéral qui comprennent chacun également plusieurs ailes : "Schématisons quelque peu : la controverse dégage trois courants du P.O.B. qu'on peut sommairement qualifier de gauche, de droite et de centre. Louis de Brouckère est le principal porte-parole de la gauche; Bertrand, Anseele et Troclet développement (sic) l'argumentation de la droite et si la position plus nuancée de Vandervelde et de Huysmans les situe entre ces deux pôles, ils penchent, en fait, vers la droite plutôt que vers la gauche..." (p.155).
"Aux élections de 1910, les gauches éprouvent une déception teintée de satisfaction : les catholiques conservent la majorité, mais celle-ci tombe de huit à six sièges. Plus que jamais l'espoir de renverser le gouvernement conservateur unit libéraux et socialistes et détermine leur tactique. Les avatars du cabinet Schollaert renforcent encore leur optimisme : le projet par lequel il voulait favoriser les écoles confessionnelles a dû, en juin 1911, être abandonné. Une puissante coalition qui a rassemblé, sous les drapeaux rouges et bleus de l'opposition, plus de cent cinquante mille manifestants dans les rues de Bruxelles a eu raison de l'équipe ministérielle. L'interminable règne catholique touche-t-il donc à sa fin ? Libéraux et socialistes en sont convaincus et se lancent, avec enthousiasme, dans la campagne électorale de 1912. Elle est placée sous le signe du cartel et parachève ainsi les nombreux accords conclus depuis 1894..." (p.159).

(2) Paul HYMANS, Mémoires tome 1, p.46.

(3) Marcel LIEBMAN nous rapporte la vision socialiste de cette défaite : "(...) Ce n'est pas un revers électoral. C'est bien plus et bien pire : la défaite de tout le calcul tactique et stratégique que la direction du Parti Ouvrier a fait accepter, contre l'avis de la gauche, à la masse de ses habitants... Le Suffrage universel pur et simple dont l'urgence sinon la nécessité avait été niée pendant dix ans, redevient ce qu'il avait cessé d'être depuis 1902: l'objet de la lutte, la condition d'un succès et d'une percée socialistes en Belgique. Le P.O.B. vient de connaître sa seconde défaite. Pour interjeter appel, l'habileté des négociateurs n'est plus d'aucun poids. C'est le militantisme qui prend le relais. A nouveau, l'agitation se déclenche et les masses ouvrières recourent au langage qu'ils connaissent bien, celui de la colère et celui de la lutte." (op. cit., p.160).

(4) Paul HYMANS, op. cit., p.48.

(5) idem, p.49.

(6) Marcel LIEBMAN écrit que "C'est alors Paul Hymans, député libéral à relents doctrinaires, qui prend le relais et s'emploie lui aussi à trouver une formule de transaction. Il interroge le gouvernement sur ses intentions : "Lorsque la majorité aura repoussé la prise en considération (de la proposition de révision constitutionnelle) afin de manifester devant le pays, par cet acte, qu'elle n'entend pas céder à la menace, est-ce que le champs ne sera pas ouvert à la conciliation ?". Le gouvernement pourrait élargir le centre d'intérêt de la commission qu'il a l'intention de réunir et à qui il confierait l'examen des modes de suffrage à la province et à la commune. A la province et à la commune seulement.
Dans le jeu qui se déroule à la Chambre, Vandervelde reprend au bond la balle que lui lance son partenaire. Il intervient, tout en douceur : "La commission resterait entièrement libre de dire qu'elle entend procéder d'abord à la réforme communale et provinciale. Mais il importe qu'il soit bien entendu que ceux d'entre nous qui siégeraient dans cette commission auraient le droit de réclamer l'examen intégral du problème et de préparer l'accord préliminaire auquel l'honorable ministre lui-même reconnaissait qu'il était souhaitable d'arriver"..." (pages 167-168).

(7) La "Chronique de la Belgique indépendante" donne la date du 24 (p.192). Nous avons suivi le récit de Paul Hymans qui situe ce vote le 22 avril (page 49). Marcel Liebman signale l'accord au sein du P.O.B. lors d'un Congrès tenu le 24, "acculé à la décision proposée" (op. cit., p.178).

(8) Paul HYMANS, op. cit., p.50.

(9) idem, p.60. D'après la "Chronique de la Belgique indépendante", la grève générale commença le 14 avril et concerna 372.000 travailleurs. Emile Vandervelde en demanda la fin le 2 mai, suite au vote du 24 avril (p.192). Marcel Liebman parle de la grève du 14 avril, dont il analyse la préparation, le déroulement et la signification politique au sein même du P.O.B. aux pages 162 à 179, op. cit..

(10) idem, p.59.

(11) Les élections eurent lieu le 2 juin 1912.

(12) Nous avons vu cette crise dans le corps de ce chapitre; Albert 1er était intervenu en consultant plusieurs ministres d'Etat, ce qui avait froissé le chef du gouvernement, désavoué semblait-il par le Souverain.

(13) Hymans signale d'ailleurs que le parti ouvrier était lui-même divisé à ce propos; si Anseele à Gand et Destrée à Charleroi poussaient à la grève, Vandervelde, Huysmans, Bertrand et de Brouckère tentèrent - en vain - de l'écarter (op. cit., p.59). Nous avons donné l'analyse de Marcel Liebman en note 1. Paul Hymans signale de Brouckère comme opposé à la grève, alors que Liebman le situe à la pointe de la gauche socialiste (cf. op. cit., p.155 et supra, note 1).

(14) HYMANS, op. cit., pages 61 à 63.