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Fonction royale 4
Chapitre 7 - Part 2

B. Les crises politiques.

I. Démission d'un Gouvernement.

Nous avons déjà abordé certains aspects du problème au chapitre 3. Nous nous proposons d'approfondir ici le rôle du Roi lorsqu'une crise éclate au sein d'un gouvernement au point de provoquer la démission d'un, de plusieurs ou de tous les ministres.
Il est évident que la réaction royale diffère d'une crise à l'autre, chacune étant en quelque sorte un cas d'espèce. Celle de 1930 est particulièrement significative.
Le cabinet Jaspar II, composé de catholiques et de libéraux, est aux affaires depuis le 22 novembre 1927 (37). Ce gouvernement a réglé le problème de la flamandisation de l'université de Gand, en suspens depuis la guerre.
La crise commence le 11 novembre. Son acteur principal, Paul Hymans, raconte que "Le matin, à déjeuner, j'ouvre un journal. J'y lis le texte d'un ordre du jour voté par le Comité de la Fédération Libérale de Bruxelles, à propos de l'interdiction aux professeurs de l'Université flamande de Gand de faire à l'Ecole française des Hautes Etudes (38) des cours concurrents. Nous avions, au Conseil, ratifié cette mesure, sans discussions... estimant que c'était là une mesure de loyauté. Après avoir flamandisé l'Université de l'Etat, comment faciliter, par le concours de ses professeurs, l'enseignement rival organisé en face ? Nous paraîtrions vouloir retirer d'une main ce que nous avions donné de l'autre. C'eût été organiser le désordre et instituer en fait le dédoublement, dont le législateur n'avait pas voulu (39).
L'ordre du jour blâme les ministres libéraux, réprouve la mesure, nous invite à la retirer, charge les députés et les sénateurs de nous y contraindre.
C'est l'ordre du jour de M. Max, bourgmestre de la capitale et ministre d'Etat, voté par tous les mandataires libéraux de l'arrondissement.
Je dis à ma femme : "Ma position est intenable. Je suis condamné par ma propre association, par mes collègues. Je suis dépourvu de toute autorité. Il ne me reste plus qu'à donner ma démission (40)".
Je téléphone à Janson; il me donne raison.
J'arrive à la cérémonie de la place du Congrès. Je fais part de ma résolution à Max. Il la trouve naturelle. Il l'a prévue et il a prévenu le Comité.
Si son nom est attaché à l'ordre du jour, c'est qu'il s'est évertué à corriger, amender, adoucir les termes violents proposés. Il a finalement paru assumer la paternité du document. Au fond, d'ailleurs, il condamne la mesure gouvernementale et partage les sentiments de l'assemblée.
J'emmène, après la cérémonie, mes collègues libéraux au ministère des Affaires étrangères (41). Nous décidons de donner notre démission.
J'écris, avec la collaboration de Paul-Emile Janson, une lettre de démission à Jaspar et une lettre à Catteau, président de la Fédération libérale, pour expliquer au public les raisons qui motivent notre retraite.
L'après-midi, Max et Devèze viennent me voir. Pendant que nous causons, on m'apporte une lettre du Roi, qui critique notre attitude et annonce qu'il réserve sa décision." (42).

Voici le texte de cette missive :
"Laeken, le 11 novembre 1930.
Cher Ministre,
Le Premier Ministre vient de venir me voir afin de me remettre la démission collective du Cabinet, en suite de la décision prise par vos collègues libéraux de quitter le Ministère.
Cette décision a été provoquée par une résolution qu'ont votée hier les membres du Comité directeur de la Fédération Libérale de l'arrondissement de Bruxelles.

J'ai répondu à Monsieur Jaspar que jamais, dans notre histoire parlementaire, une crise ministérielle ne s'était ouverte dans de pareilles conditions et que, dès lors, j'avais pour devoir de réfléchir avant d'accepter la démission des ministres.

La question à propos de laquelle s'est produit l'incident qui a entraîné la résolution des ministres libéraux, n'a fait l'objet d'aucun débat, ni d'aucun vote parlementaire; elle n'a pas été portée devant les groupes politiques du Parlement, ni devant les organismes nationaux des partis. Il n'y a eu qu'une sorte d'injonction d'un comité politique local.
Je crains que vous n'ayez pas suffisamment mesuré la gravité d'une crise se produisant dans ces circonstances. Que va devenir le régime parlementaire si l'on entre dans ces voies nouvelles?
Vous allez établir un précédent des plus dangereux pour le fonctionnement normal des institutions politiques qui ont depuis un siècle assuré l'existence du pays. Il est impossible que cela soit. Comment voulez-vous que, dans le cas actuel, le chef de l'Etat trouve des éléments de nature à lui permettre de former un nouveau Cabinet ? Ces éléments font défaut et les hommes politiques qu'il devrait consulter seraient vraisemblablement fort embarrassés de lui donner des indications utiles, du fait qu'il n'y a eu ici ni vote des Chambres, ni mouvement d'opinion d'où l'on puisse tirer quelques directives tant soit peu décisives.
J'ajoute que l'incident d'où proviennent les difficultés du moment ne semble pas avoir en lui-même assez d'importance pour mettre en jeu le sort d'un gouvernement et je suis persuadé que les gens raisonnables n'y comprendront pas grand chose.
Croyez-moi toujours, cher Ministre,
Votre affectionné
Albert " (43).

Poursuivant son récit, Paul HYMANS note que "La substance de cette lettre et, pour une grande partie, ses termes mêmes se retrouvent dans la lettre que le Roi écrivit à Jaspar, le dimanche suivant, pour motiver le refus de la démission collective du Cabinet.
(...)
Immédiatement Max nous dit que le refus par le Roi de la démission est la seule issue possible de la crise; que les Gauches parlementaires doivent se réunir le lendemain; il faut, en se prévalant de la déclaration par le Roi qu'il réserve sa décision, leur demander le vote d'un ordre du jour de pleine confiance. Ainsi l'affaire se dénouerait et le Gouvernement, maintenu au pouvoir, chercherait une formule satisfaisante pour l'affaire de Gand.
Je téléphone aussitôt à Louis Wodon, chef du Cabinet du Roi, pour le prier de me faire obtenir une audience du Souverain. Il faut que j'explique ma position au Roi. Je lui fais part en outre de l'avis que Max vient d'émettre. Une heure plus tard, on m'annonce que je serai reçu le lendemain matin, et Max après moi.

12 novembre
Audience royale.
Je dis au Roi :
"Sire, la lettre du Roi m'a vivement impressionné. C'est la lettre d'un Roi. Moi, je suis un homme politique..."
Et j'explique alors la situation où mon parti m'a placé...

A 2 heures les Gauches parlementaires se réunissent. C'est Devèze qui préside.
J'expose l'affaire, ses origines, la mesure prise; je justifie celle-ci. Je déclare que les ministres libéraux ne peuvent demander au Cabinet de la retirer.
Débat...
De toutes parts, on entend : Surtout pas de crise ! ...
On propose la pleine confiance ! ... Pas un seul des mandataires bruxellois qui avaient participé à la réunion de la Fédération libérale... n'a pris la parole pour s'expliquer et se justifier!
(...)
La confiance est votée à l'unanimité... Je sors et je dis à un journaliste : "J'ai ma revanche".
(...)
L'incident qui avait ouvert la crise a paru très mince.
Si je n'avais pas, tout de suite, coupé dans le vif en donnant ma démission, l'affaire s'aggravait. Toutes les associations suivaient Bruxelles. On allait à une crise sérieuse, dont l'affaire de l'Ecole des Hautes Etudes n'eût été que le prétexte.

C'était toute la question flamande jetée en pâture aux clubs politiques.

La décision très rapide que je pris... avait d'ailleurs un autre but qui en somme fut atteint.
Mettre les politiciens d'Associations, les militants des faubourgs devant leurs responsabilités, les traduire devant l'opinion publique, imposer une fin à un régime que le Roi a justement condamné : la domination des clubs.
C'est aux parlementaires qu'il appartient de juger dans les Chambres, publiquement. Là sont les vraies responsabilités.
A partir d'aujourd'hui, je pourrai demeurer indifférent aux petites manoeuvres, intrigues, émotions et votes de comités politiques.
Ils ont reçu une leçon que l'opinion publique a approuvée.
C'est un assainissement de nos moeurs." (44).

De longs commentaires semblent superflus; cette crise est caractéristique de ce qu'on appelle la "particratie". Léopold 1er parlait déjà de ces intrigues politiques dans la lettre de 1845 que nous avons citée plus haut (7); Léopold III évoquera ce thème dans son discours du 2 février 1939 (45).

Par sa réaction, le Roi a pu rétablir les vraies responsabilités et éviter ainsi une crise provoquée par des instances qui n'étaient pas compétentes dans la matière.


* * *

Le lecteur pourrait s'imaginer que ce genre de crise était impensable avant la Guerre 14-18 puisque les gouvernements de cette première partie de notre Histoire étaient homogènes et reposaient sur des majorités parlementaires parfois très importantes. Il n'en est rien; penser cela serait ne pas tenir compte du fait que, déjà à cette époque, les partis étaient composés de tendances qui pouvaient s'opposer plus violemment entre elles que, par exemple, les libéraux aux catholiques ! Il arrive fréquemment, sous Léopold II et dans les années d'avant-guerre du règne d'Albert 1er, que le Cabinet arrive à faire voter un projet grâce à des voix venant de l'opposition, et sans que cela n'entraîne d'ailleurs une tension immédiate telle au sein du parti majoritaire que le gouvernement soit amené à démissionner.
Les Mémoires nous font pénétrer dans un monde parlementaire dans lequel des "ténors" manoeuvrent - parfois au cours de la même session - tantôt contre, tantôt en faveur de tel ou tel projet.
Nous avons d'ailleurs vu qu'un Roi entreprenant comme Léopold II n'hésitait pas à agir personnellement pour rallier un maximum de députés autour d'un de ses "enfants", comme le fait encore aujourd'hui un Président des Etats-Unis.

La chute du cabinet SCHOLLAERT (46), en juin 1911, est un exemple typique tant de ces intrigues parlementaires que du rôle d'arbitre tenu par le Chef de l'Etat dans de telles circonstances. Une fois de plus, le problème scolaire agitait le monde politique; la question se posait de déterminer comment répartir les subsides entre écoles officielles et écoles libres. Henri CARTON de WIART nous apprend que "Le gouvernement, bien que sa majorité eût été réduite à six voix, imagina de la résoudre par une formule assurément ingénieuse que M. Cyrille Van Overbergh avait mise en projet de loi, en sa qualité de haut fonctionnaire du département des Sciences et des Arts. Le projet instaurait l'instruction obligatoire et créait un quatrième degré d'enseignement primaire à tendance professionnelle. Mais comment l'égalité scolaire serait-elle assurée ? Chaque père de famille recevrait un bon, représentant le coût de l'enseignement de son enfant. Il disposerait de ce bon en toute liberté, pouvant le remettre à son gré, soit à une école officielle, soit à une école libre. Ainsi la justice était réalisée et la logique était satisfaite. Mais la logique n'est pas toujours la sagesse politique... C'est une lame toute nue à laquelle il n'est pas mauvais de mettre un manche. M. Schollaert, que nous avions d'ailleurs mis en garde, se coupa les doigts à son projet. L'opposition, - libéraux et socialistes unis, - se déchaîna avec fureur contre le bon scolaire dans lequel elle voyait surtout un mode de favoriser l'enseignement congréganiste." (47).

Avant d'aller plus loin, examinons ce qu'en pensait l'opposition. Paul HYMANS nous donne une analyse différente du projet : "Quelques semaines avant le dépôt du projet de loi scolaire, j'eus l'occasion de voir le baron Beyens, ministre de la maison du Roi... La conversation porta bientôt sur la situation politique et le baron Beyens aborda la question scolaire et la thèse catholique de l'égalité des subsides. Je ne m'imaginais pas que le gouvernement pût songer alors à traduire cette prétention audacieuse en texte de loi... Je déclarai que si le Cabinet, ne disposant que de six voix de majorité, moralement obligé d'ailleurs, un an plus tard, d'augmenter le chiffre de la représentation législative et, partant, de dissoudre les Chambres, se lançait dans une pareille aventure, nous lui opposerions une résistance désespérée et que nous irions au besoin jusqu'aux extrémités.
Quelque temps après je sus par M. Waxweiler (48) que M. Schollaert se proposait de résoudre la question scolaire et qu'un projet allait être soumis au Roi. D'autres détails vinrent ensuite à ma connaissance. Le Roi... ne voulait pas signer le projet tel que celui-ci lui avait été présenté. Dans l'origine, le projet était muet sur l'instruction obligatoire. Le Roi posait comme condition de son adhésion l'inscription de l'obligation scolaire dans la loi. Tiraillements, négociations... Le ministre cède. Ainsi s'explique la timide, incomplète et mensongère formule de l'obligation scolaire qu'on trouva dans le projet déposé à la Chambre." (49).

Il n'y a pas que l'opposition parlementaire à le critiquer; Charles WOESTE, bien que membre de la majorité catholique dont il est un des "ténors" depuis plus de trente ans, fourbit ses armes de son côté ! : "A quels mobiles céda M. Schollaert en préparant en faveur des écoles libres le projet dont il va être question ? On ne sait. Il ne consulta personne. Son système de gouvernement consistait à dire : "Je suis le chef, il faut qu'on me suive; quand je ne serai plus le chef, je rentrerai dans les rangs". Sans doute, le Cabinet est investi vis-à-vis de son parti d'une sorte de présidence; mais il y a deux manières de l'exercer : la manière autoritaire, et la manière douce, conciliante, ménageant les ententes avec la majorité. M. Schollaert préférait la première; il avait réussi lors de la question militaire, mais en se mettant d'accord avec l'opposition; il était à prévoir qu'en persistant dans ce système, il finirait par échouer : "tant va la cruche à l'eau, qu'à la fin elle se casse".
On ne sait pas exactement qui travailla à la confection du projet scolaire; mais il y a de forts indices autorisant à croire que celui-ci fut l'oeuvre tout à la fois de MM. Schollaert, Helleputte (50) et Van Overbergh. Le projet fut certes communiqué au conseil des ministres; mais là, il n'y avait pas d'éléments de résistance... Dans quelle mesure le projet fut-il porté à la connaissance de la majorité ? La droite n'en a pas été saisie; mais M. Schollaert en fit part aux ministres d'Etat, ou au moins à certains d'entre eux.
C'est à ce titre que le projet me fut communiqué; je dis communiqué (51), car il ne fut pas question d'une collaboration; il était arrêté, quand je me rendis chez M. Schollaert à sa demande, et il n'eût pas admis que je songeasse à le modifier. Il croyait toujours qu'on voulait le mettre "en tutelle", et cette préoccupation le mettait en défiance de toute intervention de ses amis politiques, et spécialement de la mienne. Quand j'arrivai chez lui, il s'empressa de me lire le projet...
Il n'y avait pas lieu d'être enthousiaste. Le projet proclamait la gratuité absolue; il consacrait l'obligation scolaire; il établissait l'égalité de toutes les écoles au point de vue des subsides par le moyen du bon scolaire en réclamant l'intervention pécuniaire des provinces et des communes comme de l'Etat; il instituait le quatrième degré; il n'affranchissait de l'obligation de fréquenter une école que si le père pouvait évoquer des motifs de conscience. Mais le juge de paix était juge de la valeur de ces motifs (52).
Il y avait dans tout cela beaucoup de choses critiquables; mais M. Schollaert en était enthousiaste... Il m'avait dit, dans notre entrevue, que le Roi et le Cardinal Mercier étaient partisans du projet. Cela lui suffisait, et du reste il ne se cacha pas pour exprimer l'avis que, par suite des concessions faites aux gauches sur la double question de la gratuité et de l'obligation, leur opposition serait énervée..." (53).

Reprenons le fil du récit de CARTON de WIART. "Ce projet, déposé en mars 1911, resta bloqué en sections où l'opposition, par suite des bizarreries du tirage au sort (54), était maîtresse du vote dans trois sections sur six, et l'agitation commença au Palais de la Nation et dans la rue suivant les rites habituels (55). D'autre part, M. Woeste qui ne pardonnait pas à M. Schollaert d'avoir fait triompher contre lui le service personnel (56), manoeuvra avec sa ténacité coutumière pour faire échec au projet gouvernemental. A l'en croire, ce projet sacrifiait les intérêts des instituteurs." (57). Selon Charles WOESTE, ainsi mis en cause, "Aussi sa confiance était-elle si grande, qu(e M. Schollaert) déposa son projet au mois de mars, sans même se préoccuper du fait que nous n'avions la majorité que dans trois sections sur six... Manque de prudence et de clairvoyance, tel est le spectacle qu'il donna avec une inconscience absolue.
On ne tarda pas à s'apercevoir des fautes commises. Des menaces d'obstruction furent faites à gauche, et de ce côté il fut déclaré que si les moyens légaux ne suffisaient pas pour enrayer le projet, d'autres seraient tentés (58)... Mais M. Schollaert, ..., affectait un optimisme absolu; il y était encouragé par le mouvement qui fut habilement suscité en faveur du projet parmi les catholiques, bien que nombre de bourgmestres et de maîtres chrétiens, entre autres M. Gosye, inspecteur de l'enseignement libre à Bruxelles, fussent loin d'être partisans du bon scolaire..." (59). D'après Henri CARTON de WIART, "M. Schollaert, opposant manoeuvre à manoeuvre, demanda alors à un des membres de sa majorité, le comte Adolphe de Limburg-Stirum, de présenter de nouveau le système du bon scolaire en usant de son droit d'initiative parlementaire. Toutefois quelques retouches furent apportées au texte primitif en vue notamment d'améliorer la situation matérielle du corps enseignant. La proposition de Limburg-Stirum ayant été déposée au mois de mai, c'était aux sections de ce mois que l'examen devait en être renvoyé et, cette fois, le tirage au sort des sections, plus favorable au gouvernement qu'il ne l'avait été au mois de mars, permettait d'escompter une majorité suffisante; mais il fallait, avant cet examen par les sections, doubler le cap d'une autre formalité prévue par le règlement de la Chambre : le vote de la prise en considération de la proposition de Limburg-Stirum. Cette fois, les tacticiens de l'opposition provoquèrent et alimentèrent un long débat sur la prise en considération et parvinrent ainsi à gagner le mois de juin. En même temps, ils s'employaient, tant dans la presse que dans les réunions publiques, à échauffer de plus en plus l'opinion." (60).
Charles WOESTE donne un autre son de cloche; "Tout à coup cependant le comte de Limburg-Stirum et cinq de ses collègues déposèrent à nouveau le projet scolaire, légèrement modifié, espérant que les sections de mai ou de juin seraient mieux réparties que celles de mars. Ni la droite, ni même les collègues de M. Schollaert ne furent consultés au sujet de ce dépôt...
Peu de jours après, M. de Stirum demanda la fixation d'une date pour la prise en considération du projet. Il n'y eut pas d'objection. Mais au jour fixé, une discussion interminable s'engagea. Les accusations et les menaces se succédèrent; les budgets n'étaient pas votés; et l'opposition annonça qu'une grande démonstration populaire serait organisée pour le 15 août, démonstration destinée à mettre le sceau à sa résistance.... Bref, de toutes parts, on se heurtait à des impossibilités. Je ne cachai pas que, selon moi, on n'aboutirait pas. Je m'en expliquai notamment vis-à-vis de M. Liebaert (61); il me reprocha d'affaiblir le Cabinet, mais me déclara que le projet serait voté, "fallût-il se faire trouer la peau"... Dans la même semaine, je dis à la Chambre à mon voisin... : "Nous nous acheminons vers un moment où la démission de M. Schollaert s'imposera". Cette issue de la crise m'apparaissait à ce point évidente, que je n'hésitais pas à prophétiser... " (62).

Paul HYMANS était bien dans l'opposition, lui. Député libéral de Bruxelles depuis 1900, il s'inquiète de cette crise. "Pendant la campagne, je ne manquai pas une occasion de dire à divers personnages qui approchaient le Roi que la situation était périlleuse et qu'un moment viendrait où le Chef de l'Etat serait l'arbitre suprême, qu'on aurait tort de laisser aller les choses trop loin, qu'il fallait intervenir à temps, que plus l'intervention tarderait plus elle deviendrait difficile.

Vint le meeting du Cirque. Le Roi y envoya quelqu'un pour écouter et pour voir, et qui revint fort impressionné." (63); ce que confirme Henri CARTON de WIART : "Le roi Albert était très inquiet de la tournure que prenait cette affaire. Le samedi 3 juin, il se résolut à appeler au Palais M. Gérard Cooreman qui présidait la Chambre et lui demanda son avis. M. Cooreman se montra assez évasif et conseilla au Roi d'entendre M. Beernaert et M. Woeste. Rien n'était plus correct qu'une telle consultation, MM. Beernaert et Woeste étant l'un et l'autre ministres d'Etat. Toutefois, par un excès de scrupule qui était bien dans sa manière, le Roi, avant de recevoir les deux vétérans de la droite, écrivit un mot à M. Schollaert pour lui faire part de son intention. Hélas ! M. Schollaert, qui n'aimait guère à séjourner à Bruxelles, était déjà parti pour sa maison des champs à Vorst où il avait l'habitude de passer le week-end. Ce ne fut qu'à son retour en ville, le lundi, qu'il prit connaissance de la lettre royale à un moment où MM. Beernaert et Woeste avaient déjà été reçus en audience par le Souverain..." (64).
La version de Charles WOESTE est une nouvelle fois différente; selon lui, "Un point ici est resté dans l'ombre; c'est celui de savoir si au moment où la lettre royale arriva au ministère des sciences et des arts, M. Schollaert était déjà parti pour Vorst; mais j'ai lieu de croire qu'il ne l'était pas.
Toujours est-il que ce même jour, samedi 3 juin, M. Beernaert fut reçu par le Roi à 5 heures... Le soir, le Roi me fit demander par le baron Buffin d'aller le voir le lendemain dimanche. Nous convînmes que je me rendrais à Laeken à 2 heures.
Dès que le Roi m'aperçut, il me dit : "La situation est grave; c'est pourquoi j'ai recours à votre expérience". Mon devoir, en présence de cet appel, était de m'expliquer avec une entière franchise.
(...) en ce qui concerne spécialement la question scolaire, je dis en résumé au Roi que le projet de loi, tel qu'il était conçu, constituait une imprudence; qu'il ne serait pas voté dans ses termes; que M. Schollaert avait eu le tort de ne consulter personne avant de le présenter; et que le seul moyen de sortir de la difficulté était, après avoir voté la prise en considération du projet repris par M. de Stirum, de le laisser dormir dans les sections. J'ajoutai qu'une telle solution pourrait rendre la situation de M. Schollaert difficile, mais que l'intérêt d'un homme politique ne pouvait prévaloir sur l'intérêt d'une cause. Il convenait, dis-je encore, de voter les budgets au plus tôt et de clôturer la session...
(...)
Le Roi m'écouta attentivement et me parut fortement impressionné des avis que j'émettais. Manifestement il ne s'attendait pas à l'opposition qui s'était produite; il ne me dit rien qui permît d'envisager l'hypothèse d'une rupture entre lui et la droite...
Le lendemain, il manda le sénateur Dupont. Dans les rangs catholiques on fut étonné de cet appel; mais celui-ci n'était qu'une marque de déférence pour une personnalité distinguée, revêtue également du titre de ministre d'Etat..." (65).

Du côté de l'opposition, on ne reste pas inactif. Paul HYMANS a un point de vue intéressant sur ces événements; "(...) je reçus, un soir, la visite de M. Waxweiler. Celui-ci me dit qu'il venait m'annoncer un fait tenu secret, mais qui serait bientôt public : le baron Beyens quittait le Cabinet du Roi et rentrait dans la diplomatie (66). Il désirait me l'expliquer afin de prévenir les interprétations fâcheuses qui pourraient me venir à l'esprit.
L'explication qu'il me donna était puérile. Je compris immédiatement qu'il s'agissait d'une disgrâce politique, provoquée, suggérée, exigée peut-être par le gouvernement. Certaines paroles, échappées à mon interlocuteur, me confirmèrent dans cette appréciation. On accusait Beyens d'avoir des tendances libérales et d'entretenir avec certains libéraux, avec moi notamment, des relations suspectes ! Je déclarai à Waxweiler que ses explications ne pouvaient me donner le change, qu'en réalité on voulait isoler le Roi pour l'asservir, que si le Roi cédait, il se livrait à ses ministres pieds et poings liés, que ce serait un acte de faiblesse, que bien des espérances conçues au sujet du caractère du Roi seraient déçues... Cette victoire en faisait prévoir d'autres. Le parti libéral avait une grande confiance dans le jeune Souverain. Cette confiance s'évanouirait. Une crise - la première du règne - s'ouvrait. Et la Couronne penchait à Droite...
Je m'emportai, tempêtai, secouai Waxweiler au point qu'il déclara se refuser à continuer l'entretien sur ce ton. Mais il resta. Et il ne partit que fort tard, remué, très ébranlé. Le lendemain ou le surlendemain j'appris que les projets de disgrâce étaient abandonnés.

Bien plus, des conséquences inattendues de cette conversation se produisirent sans tarder et l'on s'orienta brusquement vers une solution de la crise politique.
Le matin qui suivit sa conversation avec moi, Waxweiler alla trouver Ingenbleek (67), à qui il fit partager son émotion... L'idée d'une consultation des principaux ministres d'Etat surgit. On l'exécuta aussitôt. Et il paraît qu'en même temps qu'on expédia à MM. Cooreman et Beernaert leur lettre de convocation, on écrivit à Schollaert pour le mettre au courant (68). Schollaert reçut la lettre au moment de partir pour Vorst, sa résidence préférée. Il la lut, la mit dans sa poche et ne donna pas signe de vie jusqu'à son retour à Bruxelles, le surlendemain, je crois. C'est alors qu'il la communiqua à ses collègues du Cabinet et que Helleputte (50) et de Lantsheere (69) protestèrent, incitèrent Schollaert à la résistance, puis à la retraite.

C'est ainsi du moins que j'ai reconstitué cette histoire, d'après les détails qui me furent donnés par bribes et morceaux au moment même et peu après.
La veille du jour où M. Dupont, ministre d'Etat libéral, fut reçu par le Roi, M. Ingenbleek vint me voir dans la soirée. Cette entrevue avait été convenue par l'intermédiaire de M. Bary, de La Gazette.
(...) Il paraissait uniquement préoccupé de la position du Roi et des éventualités d'une crise ministérielle.
(...) Il me demanda ce que je ferais si le Roi consultait officiellement les ministres d'Etat sur un projet de loi qu'étant au pouvoir j'aurais présenté aux Chambres avec son consentement. -"Je m'en irais sur l'heure", répondis-je. "Voilà une déclaration à retenir, me dit-il, j'en prends note".
(...)
Le lendemain, M. Dupont vint, au sortir du Palais, me rapporter ce qui s'était passé pendant l'audience royale. Le Roi avait interrogé, peu parlé. Il avait dit cependant à Dupont que M. Cooreman lui avait fait l'aveu "qu'il n'était plus maître de la Chambre".
J'appris ensuite que Beernaert, très effrayé de la situation, avait conseillé la dissolution immédiate." (70).

Comment Schollaert a-t-il réagi ? Henri CARTON de WIART répond qu' "Il marqua beaucoup d'humeur de cette consultation qu'il considéra comme un désaveu de sa politique, et qui l'était sans doute. Il ne lui restait qu'à donner sa démission. Il l'envoya au Roi dès le 6, puis il convoqua la droite le lendemain afin de l'informer de sa détermination.
La réunion fut orageuse. M. Schollaert ayant laissé entendre, non sans amertume, qu'il n'avait pas été suffisamment soutenu par ses amis politiques, M. Woeste se montra plus aigre encore que d'habitude. Nul doute que l' "Eminence verte", ainsi qu'on l'appelait plaisamment, ne fût enchantée de voir renverser un cabinet qui avait eu l'audace de méconnaître son autorité et qui avait fait triompher le service personnel en dépit de son opposition. Comme la séance allait se terminer... j'intervins afin de rendre à M. Schollaert un hommage qu'à mon sens il méritait pleinement, pour le courage et le dévouement dont il avait fait preuve depuis deux ans et demi à la direction des affaires du pays.
M. Woeste n'attendit pas la fin de mon discours et sortit de la salle, non sans m'avoir lancé un regard torve." (71). Et WOESTE de conclure que "Le mardi matin, 6 juin, M. Schollaert revenu de Vorst fut reçu par le Roi. Le Roi l'engagea à se prêter à un accomodement, et, d'après ce qu'Il me dit le 10 juin, M. Schollaert ne repoussa pas cette solution. Mais le soir de ce même jour, un conseil des ministres se tint, et, après quatre heures de délibération, il fut décidé par la majorité que le Cabinet donnerait sa démission...
Le lendemain matin, 7 juin, M. Schollaert fut de nouveau reçu par le Roi et lui fit connaître la décision du ministère. Toutefois les démissions signées ne furent remises au Roi que dans le courant de l'après-midi; le Roi les trouva en rentrant au Palais à 5 heures. M. Schollaert avait déclaré que la démission était basée sur les consultations royales.
Lorsque j'arrivai à la Chambre le mercredi à 2 heures, nul, et pas plus moi que personne, ne savait que le Cabinet fût démissionnaire.... Quelques minutes avant que mon tour vînt, M. Liebaert (61) s'approcha de mon banc et me dit : "Allez-vous nous jeter par-dessus bord ?" Paroles étranges, puisque la démission du Cabinet était décidée. Je lui répondis : "Non; mais, selon moi, la loi est morte".
Bien que telle fût ma conviction, je défendis la prise en considération et la constitutionnalité du projet de M. de Stirum. Je constatai seulement qu'il n'était pas pour moi l'idéal; qu'il y avait lieu de le renvoyer, non à une commission, mais aux sections, et cela à raison de son caractère politique... Puis, je défendis nos idées traditionnelles en matière d'enseignement contre les attaques de l'opposition...
Le jeudi matin, à 8 heures, M. Ingenbleek, secrétaire du Roi, vint me trouver de sa part. Il me dit que le Cabinet était démissionnaire; que la démission serait communiquée à la Chambre à 2 heures, et que le Roi avait l'intention de charger M. Cooreman de la formation du nouveau Cabinet...
Dès que j'arrivai dans l'antichambre de la salle des séances à 2 heures, je m'aperçus que les membres de la majorité étaient tout bouleversés... j'avisai M. Berryer (72). Je l'engageai à conserver son portefeuille. Il me répondit qu'il ne s'y prêterait pas, et ajouta : "Vous pouviez nous sauver hier, et vous ne l'avez pas fait!". J'abordai M. Cooreman et le pressai d'accepter le pouvoir. Il s'y déclara délibérément hostile.

Dès que la séance fut ouverte, M. Schollaert fit connaître à la Chambre la démission du ministère. Les membres de la droite se précipitèrent vers lui en criant avec affectation : Vive Schollaert! et ils se réunirent dans une des sections pour aviser à la situation. Je ne me joignis pas à eux, car il était visible que, sous l'influence de je ne sais quels propos qu'on avait dû colporter, on voulait me faire le bouc émissaire de l'événement que les fautes seules de M. Schollaert avaient provoqué. Dans la réunion de la droite, M. Schollaert déclara que, s'il avait succombé, c'est parce qu'il n'avait pas voulu accepter "de tutelle", et M. Carton de Wiart le proclama "le chef incontesté de la majorité"... Je résolus de laisser passer l'orage...
J'avais promis à M. Ingenbleek d'aller le voir au Palais après la séance de la Chambre. Je lui fis connaître que M. Cooreman n'accepterait pas et qu'il n'était nullement certain que M. Liebaert consentirait à remplacer M. Schollaert. Il me demanda alors ce que je pensais de M. de Broqueville. Je donnai mon assentiment à ce choix, et des noms divers furent agités entre nous pour les départements qui deviendraient vacants.
MM. Cooreman et Liebaert refusèrent en effet; mais M. de Broqueville, après s'être fait un peu prier, accepta (73). Là-dessus le Roi m'écrivit d'aller le voir le samedi 10 juin (74).

Une longue conversation s'engagea entre lui et moi... Il me dit qu'un point restait obscur pour lui : il ne se rendait pas compte du motif pour lequel le Cabinet, démissionnaire depuis le mercredi matin à la suite de la décision de la veille, n'avait pas fait connaître à la Chambre sa résolution le mercredi après-midi. Quel était ce motif ? Le Cabinet comptait-il ne pas maintenir sa démission, si, contrairement à mon devoir, je l'avais le 7 juin après-midi poussé à la résistance ? ou bien voulait-il se réserver de rejeter sur moi la responsabilité de la situation en ne faisant connaître sa décision qu'après mon discours ? Il est probable que ces questions ne seront pas éclaircies; mais l'attitude de M. Schollaert autorise toutes les conjectures... Nous passâmes ensuite en revue les membres de l'ancien Cabinet et nous examinâmes ceux qui pourraient remplacer les démissionnaires... Parmi les noms des ministres agités entre nous, figurait M. Carton de Wiart. Je reconnaissais qu'il était difficile de l'éviter; mais j'engageai le Roi à ne pas faire une trop grande place à la jeune droite dans le nouveau Cabinet." (75).

* * *

Nous nous sommes longuement arrêté sur cette crise. Elle méritait cette attention pour plusieurs raisons.
D'abord, nous avons pu la suivre, jusque dans un certain nombre de détails, à travers les témoignages de trois hommes qui l'ont vécue, dont deux appartenaient au parti majoritaire mais avec des visions antinomiques. C'est la seule occasion qui nous était donnée de dresser ainsi un reportage au moyen de sources parallèles. Cette méthode même nous fournit les limites de ces témoignages. Il est clair que le récit des événements est cohérent dans ses grandes lignes; mises à part l'une ou l'autre imprécision de date - il y a un jour de différence entre les versions de CARTON de WIART et de WOESTE pour ce qui concerne la réunion de la droite consécutive à la démission du gouvernement -, les événements sont rapportés assez fidèlement, du moins en ce qui concerne leur succession. Une divergence importante concerne le fait de savoir si SCHOLLAERT a reçu la lettre du Roi lui annonçant ses entrevues avec les ministres d'Etat avant son départ (version WOESTE, qui est très tendancieux par rapport à ce "rival" et reconstitution HYMANS, mais au départ de quelles sources ?) pour Vorst, ou à son retour de week-end seulement (version CARTON de WIART, qui se montre très fidèle à son chef de file). Il est impossible de trancher et ce n'est d'ailleurs pas très important; on peut en effet se demander si le ministre aurait pu changer quoi que ce soit le samedi 3 juin; dans le fond, nous en doutons. Par contre, ces témoignages nous montrent le rôle personnel que chacun a joué ou prétend avoir joué à l'époque; deux éléments sont à distinguer : il y a ce que ces messieurs disent - parfois fort longuement ! - et il y a... ce qu'ils taisent ! C'est par la confrontation de plusieurs de ces témoignages que nous pouvons nous rendre compte au mieux de leur intérêt respectif pour l'historien dans chaque cas : il est évident que sans ces textes, beaucoup de choses peuvent nous échapper...

Ensuite, les modes d'action du Roi dans cette affaire se dégagent dans leurs grandes lignes. Il agit soit directement, par exemple en consultant le président de la Chambre et des ministres d'Etat, soit par l'intermédiaire de son entourage, par exemple à l'aide des visites de Waxweiler et d'Ingenbleek à Paul Hymans et à Woeste. En principe, les interlocuteurs du Roi sont tenus par le devoir de réserve concernant le contenu de leurs conversations avec le Souverain; cependant, nul n'ignore que telle ou telle personnalité est invitée au Palais. Par contre, les visites privées du secrétaire du Roi permettent au Chef de l'Etat de s'informer plus en détail et à l'insu de tous. Les Mémoires de Paul HYMANS contiennent les éléments d'une consultation particulièrement discrète, faite au Palais même dans une atmosphère de mystère assez frappante; nous la racontons en annexe de ce chapitre.

Nous avons enregistré en passant l'apport personnel du Roi dans le droit d'initiative dont dispose l'Exécutif, comme troisième branche du Législatif en vertu des articles 26 et 27 de la Constitution : consulté à propos du projet de loi sur le "Bon scolaire", Albert 1er ne le signe qu'après l'acceptation par Schollaert de quelques aménagements essentiels telle l'obligation scolaire.

Enfin, grâce à ces récits parallèles, nous avons pu suivre les tensions internes du parti catholique, alors que nous n'avions pu qu'entrevoir celles qui, au sein du parti libéral, avaient provoqué la crise de 1930. Ici, apparaissent clairement une vieille droite représentée par Charles WOESTE, et une jeune droite dont Henri CARTON de WIART est un représentant influent. Il est évident que, outre les oppositions de personnes, il y a dans la nouvelle droite un réexamen de certains problèmes qui permettra l'entente entre catholiques et libéraux pendant la "Grande guerre" et dans l'Entre-deux-guerres, tantôt au sein de gouvernements d' "Union nationale" avec les socialistes, tantôt dans plusieurs cabinets bipartites.
Un exemple de cette différence d'esprit est l'âpre opposition de Charles WOESTE aux concessions ménagées par le gouvernement dans son projet de loi : la gratuité des études, une obligation scolaire difficile à contourner, l'égalité entre les réseaux libre et officiel (rejetée par l'opposition au nom du principe suivant lequel seule l'école officielle doit être subsidiée par l'Etat, alors que WOESTE souhaite à la limite un seul réseau - libre et subsidié); il est vrai que l'obligation scolaire est contraire aux intérêts des électeurs du député d'Alost !

Le gouvernement Schollaert est finalement tombé sur une dissension interne au parti catholique, sans vote de méfiance au Parlement. C'est dire que la mainmise des partis sur les gouvernements est plus précoce qu'on aurait pu le croire !

Une dernière remarque : dans leur ouvrage "Le Roi Albert au travers de ses lettres inédites", THIELEMANS et VANDEWOUDE rapportent que le Roi fut considéré comme co-responsable avec WOESTE de la chute du cabinet SCHOLLAERT (74). Il ne nous semble pas qu'il y ait eu une telle intention de la part d'Albert 1er, CARTON de WIART l'aurait au moins laissé entendre. Il est clair cependant que l'initiative du Roi consistant à consulter le président de la Chambre d'abord, plusieurs ministres d'Etat ensuite, est à l'origine de la démission; toutefois, en prévenant son ministre, le Souverain montrait que son intention ne lui était pas hostile; en sa qualité d'arbitre naturel en cette période de crise, il était normal qu'il s'inquiétât d'abord, qu'il agît ensuite. N'oublions pas qu'à l'époque de cette crise Albert 1er n'était Chef de l'Etat que depuis un peu moins de deux ans, ainsi que Paul HYMANS le constatait lors de la visite d'Emile WAXWEILER. Le jeune Roi n'est pas encore "rôdé" aux habitudes du monde politique - la question posée à Charles WOESTE le 10 juin témoigne de son inexpérience - et il peut avoir, de bonne foi, froissé son ministre par des consultations qui, pour tous, constituaient un désaveu.


II. La dissolution des Chambres.

L'ancien article 71 stipulait que "Le Roi a le droit de dissoudre les Chambres, soit simultanément, soit séparément. L'acte de dissolution contient convocation des électeurs dans les quarante jours, et des Chambres dans les deux mois".

Un extrait du projet de proclamation de Léopold III du 14 juillet 1945 nous permettra de mieux comprendre la portée de cet article; "La Constitution proclame que tous les pouvoirs émanent de la nation; elle veut que le Parlement, qui incarne légalement la souveraineté nationale, soit réélu tous les quatre ans.
Le déséquilibre que les circonstances ont établi entre le Parlement et la Nation ne me permet pas, en ce moment, de discerner quelle est la volonté du pays; j'attendrai donc, pour me prononcer définitivement, que des élections régulières aient rétabli l'harmonie qui doit exister entre la composition des Chambres et l'attitude politique des citoyens qu'elles représentent." (76).

Dans le rapport de 1949, on peut lire que "Le recours à la dissolution - dont il ne faut user qu'avec circonspection et à titre exceptionnel - ne peut avoir pour but que de dégager la volonté de la majorité de la Nation, volonté qui doit en définitive prévaloir." (77); et plus loin, "L'article 71 de la Constitution donne au Roi le droit de dissoudre...
Le droit de dissolution, qui ne peut évidemment s'exercer que sous le contreseing ministériel, permet au Roi d'en appeler à la Nation souveraine. Dans notre histoire parlementaire, l'article 71 a été appliqué dans le but de dégager une majorité parlementaire nettement dessinée et de permettre ainsi la constitution d'un gouvernement stable.
Comme toutes ses attributions, le Roi doit user du droit de dissolution en vue d'atteindre le but pour lequel il lui a été accordé : celui d'assurer un fonctionnement harmonieux des pouvoirs constitutionnels." (78).
Voilà qui confirme les termes du message royal de 1945.

En 1974 et en 1977, un collège de juristes fut amené à émettre un avis, notamment en cette matière.
Il est dit, dans le texte de 1974, qu' "Un gouvernement démissionnaire peut proposer au Roi de dissoudre les Chambres. De telles dissolutions eurent lieu en 1939 et en 1950;..." (79) et dans celui de 1977 que : "1. De même que chacune des Chambres peut, à tout moment, renverser le gouvernement en lui retirant sa confiance, celui-ci peut toujours proposer et contresigner la dissolution des assemblées parlementaires pour faire appel au corps électoral. C'est ainsi que s'établit l'équilibre entre le gouvernement et les Chambres dans le régime parlementaire belge.
(...)" (80).

Soyons clair :

La dissolution est, pour l'Exécutif par rapport au Législatif, l'équivalent de la confiance accordée ou refusée par le Parlement au gouvernement : elle peut permettre de régler une crise lorsque le suffrage populaire se révèle utile à clarifier une situation. Que le gouvernement ne dispose plus d'une majorité, qu'un problème important se présente et semble passionner l'opinion publique sans qu'un écho "suffisant" se manifeste au sein des Représentants de la Nation, une dissolution des Chambres permet, comme le remarquait Léopold III, de "rétablir l'harmonie entre la composition des Chambres et l'attitude politique des citoyens qu'elles représentent" (76). Les députés et sénateurs nouvellement élus jouiront d'un mandat neuf pour résoudre la difficulté.

Rappelons qu'en cas de révision de la Constitution, la dissolution est rendue obligatoire par l'article 131 qui précise qu' "Après (la) déclaration (de révision), les deux chambres sont dissoutes de plein droit". Cela s'impose, dans la mesure où "Tous les pouvoirs émanent de la Nation" (article 25) et qu'une révision peut modifier les règles démocratiques.

La Constitution révisée en 1992-93 comprend des dispositions restrictives à la dissolution (81); elles complètent celles que nous avons vues à la fin du chapitre 3. En pratique, le Roi ne pourra dissoudre les Chambres "que" lorsque les Représentants n'auront pu prendre leurs responsabilités, soit après un vote de refus de confiance, soit après un vote de méfiance, dans les deux cas en se révélant incapables de proposer au Chef de l'Etat une majorité de rechange; de même, si le gouvernement implose - comme ce fut le cas ces dernières années -, le Roi ne peut dissoudre le Parlement qu'avec l'accord de la Chambre des Représentants dont le refus ne peut être envisagé que s'il existe une volonté politique de nos députés de trouver une solution à la crise... Comme nous l'avions déjà constaté, la réduction de la marge de manoeuvre du Souverain dans ces deux domaines nous paraît plus apparente que réelle.

* * *

L'article 72 selon lequel "Le Roi peut ajourner les Chambres. Toutefois, l'ajournement ne peut excéder le terme d'un mois, ni être renouvelé dans la même session, sans l'assentiment des Chambres" est, de fait, tombé en désuétude, les sessions étant permanentes. Pratiquement, le Roi Léopold 1er fut le seul à user de cette prérogative, et pour la dernière fois en 1858.

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Notes

(37) HÖJER, op. cit., tableau des gouvernements p.369 et chapitre VIII, pages 180 à 197.

(38) L'Ecole des Hautes Etudes avait été créée en 1923 par les Amis du français. Elle était considérée comme la concurrente de l'Université.

(39) Contrairement aux catholiques qui avaient fini par accepter la revendication flamande de faire de l'Université d'Etat de Gand une institution exclusivement flamande, les libéraux souhaitaient une solution de bilinguisme. L'unilinguisme avait finalement prévalu, le vote de la Chambre du 5 mars 1930 étant sans équivoque : 127 voix contre 24 et 7 abstentions. (voir HÖJER, op. cit., p.191).

(40) Paul Hymans était député de Bruxelles. HÖJER écrit que "La démission de M. Hymans était naturelle : sa propre fédération l'avait désavoué sans ménagement et, dans ces conditions, il ne pouvait rester ministre. Il est naturel aussi que ses collègues libéraux l'aient suivi, puisqu'ils portaient tous la responsabilité de la mesure critiquée.". Et il ajoute qu' "Il est d'ailleurs possible qu'ils n'aient pas été mécontents de saisir cette occasion de montrer aux catholiques flamands qu'ils ne pouvaient pas toujours céder." (op. cit., p.192).

(41) C'est le ministère dont Hymans était titulaire.

(42) P. HYMANS, Mémoires, tome 2, pages 605-606.

(43) idem, pages 820-821.

(44) idem, pages 606-607.

(45) voir chapitre 5.

(46) François Schollaert dirigea le gouvernement du 9 janvier 1908 au 17 juin 1911. En 1910 et 1911, il détenait le portefeuille des Sciences et des Arts. (Dictionnaire d'Histoire de Belgique, p.423).

(47) H. CARTON DE WIART, Souvenirs politiques, tome 1, p.164.

(48) Emile WAXWEILER, professeur à l'U.L.B., était conseiller du Roi Albert et ami de Paul Hymans.

(49) P. HYMANS, Mémoires, tome 1, p.37.

(50) Georges HELLEPUTTE appartenait à la tendance démocrate chrétienne. Dans le gouvernement Schollaert, il était ministre de l'agriculture et des Travaux publics (Dictionnaire d'Histoire de Belgique, p.241).

(51) Le mot figure en italiques dans le texte.

(52) Ces dernières lignes nous permettent de comprendre l'opposition de Paul Hymans : pour les libéraux comme pour les socialistes, l'obligation scolaire était un facteur de progrès; nous avons vu que le Roi l'avait en quelque sorte imposée. Woeste est visiblement d'avis contraire puisqu'il regrette la maigre possibilité donnée au père de famille de s' "affranchir" de cette obligation; il est vrai que son électorat était composé en partie des patrons du textile d'Alost qui utilisaient volontiers cette main d'oeuvre peu coûteuse.

(53) C. WOESTE, Mémoires, tome 2, pages 377 à 379.

(54) Le système des sections fonctionnait comme suit : les membres de la Chambre étaient répartis, par tirage au sort mensuel, en six sections qui examinaient simultanément les projets et propositions de lois. D'après le Dictionnaire d'Histoire de Belgique (p.427), il fut remplacé par les actuelles commissions au XXè siècle. Pour notre part, nous avons trouvé des mentions parallèles à des commissions dans nos sources, notamment pour cette affaire du bon scolaire; nous avons, de même, rencontré la mention d'une commission au chapitre 2 lors de l'examen du problème posé par l'accusation du Ministre de la Guerre le général-baron Chazal en 1865.

(55) Nous avons déjà expliqué au chapitre 3 (à l'occasion de l'étude de la révocation du ministère d'Anethan) combien il était aisé pour les libéraux de manifester à Bruxelles compte tenu de leur influence politique dont l'une des conséquences était que le bourgmestre de Bruxelles - chef de la police - était libéral !

(56) Voir les remarques de Woeste concernant la méthode de gouverner de Schollaert et ses allusions à "la cruche qui se casse à force d'aller à l'eau" !

(57) H. CARTON de WIART, op. cit., p.164.

(58) Ceci confirme la déclaration de Paul Hymans, supra.

(59) C. WOESTE, op. cit., p.379.

(60) H. CARTON de WIART, op. cit., pages 164-165.

(61) Julien LIEBAERT était représentant de Courtrai. Il fut ministre des Finances dans le gouvernement Schollaert jusqu'en 1911 (Dictionnaire d'Histoire de Belgique, p.294).

(62) C. WOESTE, op. cit., pages 380-381.

(63) P. HYMANS, op. cit., p.38.

(64) H. CARTON de WIART, op. cit., p.165.

(65) C. WOESTE, op. cit., pages 381 à 383.

(66) C'est à une première tentative du Roi pour se débarrasser du baron Beyens, avec lequel il ne s'entendait plus, qu'il est fait allusion ici. Elle échouera, peut-être suite à la réaction de Paul Hymans. Cependant, Beyens fut nommé un an plus tard ambassadeur à Berlin où il arriva le 30 mai 1912. (THIELEMANS et VANDEWOUDE, Le Roi Albert au travers de ses lettres inédites, pages 387 et 419)

(67) Le secrétaire du Roi.

(68) Voici le texte de cette lettre :
"Cher Ministre,
Désireux d'avoir l'opinion du Président de la Chambre sur les délibérations qui se poursuivent actuellement dans cette assemblée, j'ai fait venir cet après-midi M. Cooreman et j'ai eu avec lui un entretien.
D'accord avec votre ami, je verrai quelques autres hommes d'Etat qui, dans ces circonstances difficiles, sont tout désignés pour donner des conseils et des avis à la Couronne.
J'aurai le plaisir de vous demander de venir prochainement au Palais et je vous prie, cher Ministre, de me croire toujours
Votre très affectionné
Albert" (publiée par THIELEMANS et VANDEWOUDE, op. cit., p.388).

(69) Léon DE LANTSHEERE était ministre de la Justice.

(70) P. HYMANS, op. cit., pages 38 à 40.

(71) H. CARTON de WIART, op. cit., pages 165-166.

(72) Le vicomte Paul BERRYER était ministre de l'Intérieur, poste qu'il conservera sous de Broqueville, jusqu'en 1918 (Dictionnaire d'Histoire de Belgique, p.45).

(73) Le Roi écrivait simplement : "Je vous serais très reconnaissant de bien vouloir venir me voir ici, au Palais de Bruxelles, aujourd'hui encore, si cela vous est possible". Ce mot, daté du 8 juin 1911, se trouve dans THIELEMANS et VANDEWOUDE, op. cit., pages 390-391, suivi d'une analyse de la crise.

(74) Cette lettre est publiée dans le même ouvrage, p.392, suivie de l'analyse suivant laquelle "De nombreux parlementaires estimaient que la chute du Cabinet était due, d'une part, au manque de soutien de la politique de Schollaert par le leader de la droite Charles Woeste et, d'autre part, à l'action personnelle du Roi. Broqueville, particulièrement souple, considérait comme très important d'obtenir l'appui total de Woeste qu'il consulta lors de la formation du gouvernement. Le Roi, en recevant Woeste en audience, l'aidait donc à obtenir cette confiance." (p.393).

(75) C. WOESTE, op, cit., pages 383 à 387.

(76) Jacques PIRENNE, Mémoires et notes politiques, Ed. A. Gérard, 1975, pages 268-269.

(77) Le Roi dans le régime constitutionnel..., op. cit., p.23.

(78) Idem, p.25.

(79) cité par F. DELPEREE, in : Chroniques de crise, 1977-1982, p.196.

(80) Nous donnons ici les autres articles de ce rapport, plus techniques :
"2. La dissolution peut être proposée et contresignée même par un gouvernement qui a perdu la confiance des Chambres,...

3. Pendant la période de dissolution, le pouvoir exécutif détient la plénitude de ses attributions.
Il convient toutefois qu'il ne les exerce qu'avec la réserve que lui impose l'absence momentanée du contrôle parlementaire.

4. Un gouvernement qui contresigne un arrêté de dissolution n'est pas tenu d'offrir sa démission...

5. Si le gouvernement a offert sa démission, il se borne à expédier les affaires courantes. " (idem, pages 197-198).

(81) Art.71 (nouveau).: "Le Roi n'a le droit de dissoudre la Chambre des représentants que si celle-ci, à la majorité absolue de ses membres :
1 soit rejette une motion de confiance au Gouvernement et ne propose pas au Roi, dans un délai de trois jours à compter du jour du rejet de la motion, la nomination d'un successeur au Premier Ministre;
2 soit adopte une motion de méfiance à l'égard du Gouvernement et ne propose pas simultanément au Roi la nomination d'un successeur au Premier ministre.
Les motions de confiance et de méfiance ne peuvent être votées qu'après un délai de quarante huit heures suivant le dépôt de la motion.
En outre, le Roi peut, en cas de démission du Gouvernement, dissoudre la Chambre des représentants après avoir reçu son assentiment exprimé à la majorité absolue de ses membres.

La dissolution de la Chambre des représentants entraîne la dissolution du Sénat.
L'acte de dissolution contient convocation des électeurs dans les quarante jours et des Chambres dans les deux mois." (Constitution..., CRISP, op. cit., p.89).