| Le Roi et l'armée "J'ai été étonné de la note que vous venez de m'envoyer et du mot "nous" que vous employez dans une affaire qui concerne l'armée que le Roi "commande" conformément à la Constitution. Je vous renvoie cette note comme parfaitement inconvenante." LEOPOLD 1er au général Berten, ministre de la Guerre, le 3 mars 1859. (1) Dès le début de la dynastie, le ton est donné. Mais, que dit notre Constitution ? L'ancien intitulé de l'article 68, qui a fait couler tant d'encre, disait que "Le Roi commande les forces de terre et de mer, déclare la guerre, fait les traités de paix, d'alliance et de commerce. Il en donne connaissance aux Chambres aussitôt que l'intérêt et la sûreté de l'Etat le permettent, en y joignant les communications convenables. Les traités de commerce et ceux qui pourraient grever l'Etat ou lier individuellement des Belges n'ont d'effet qu'après avoir reçu l'assentiment des Chambres. Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire ne peut avoir lieu qu'en vertu d'une loi. Dans aucun cas, les articles secrets d'un traité ne peuvent être destructifs des articles patents." (2). Le problème provient du fait que "Le Roi", mot-sujet du premier paragraphe, a représenté très tôt dans notre Histoire la personne même du Souverain devant les verbes "commande" et - semble-t-il, d'après le "rapport RAIKEM" (3) - "déclare"; alors qu'il signifiait "le pouvoir exécutif", soit le Roi et son Gouvernement, devant les verbes "fait" et "donne" ! Le nouvel intitulé (2) scinde ces éléments en deux paragraphes distincts, ce qui supprime toute ambiguïté. L'article 66, selon lequel "Il confère les grades dans l'armée. Il nomme aux emplois d'administration générale et de relation extérieure, sauf les exceptions établies par les lois. Il ne nomme à aucun emploi qu'en vertu de la disposition expresse d'une loi.", présente la même ambiguïté entre le premier paragraphe et les deux suivants, sans toutefois que celle-ci ait posé des problèmes pratiques aussi importants. Nous constatons, en effet, immédiatement que seules certaines dispositions des articles 68 (ancien et nouveau) et 66 concernent l'armée; pour le reste, le premier répertorie les attributions traditionnelles du pouvoir exécutif en matières étrangères et commerciales, tandis que le deuxième traite des nominations en général. Après avoir ainsi reconnu les autres attributions royales de ces articles, il est temps d'examiner le problème central : quel est le rôle du Roi par rapport à l'armée ? 1. L'origine d'un malentendu. Le professeur Jean STENGERS nous donne la genèse de ce qu'il appelle "un des aspects les plus originaux et les plus curieux de notre droit constitutionnel..." (4). Il commence par rappeler le contenu de l'article 68 et constate que ces éléments se placent naturellement dans la logique des articles 63 et 64 qui établissent la responsabilité ministérielle. Il pose alors la question fondamentale : "Le commandement de l'armée doit-il se distinguer à cet égard des autres pouvoirs du Roi, et faut-il dans ce domaine reconnaître au souverain un rôle personnel plus particulier ? Les membres du Congrès National de 1830-1831, les auteurs de la Constitution... ne le pensaient certainement pas. Dans le moment même où ils adoptaient la Constitution, ils élisaient comme Roi des Belges le duc de Nemours,... qui était un jeune homme de seize ans. Ils n'avaient certainement pas l'intention de confier à ce jouvenceau le commandement personnel de l'armée belge, face à un ennemi - la Hollande - qui pouvait reprendre les armes à tout instant." (4). Il faut avouer que c'est là un argument de poids ! Et d'arriver aux éléments qui ont modifié pratiquement les données du problème : "Mais les intentions du Constituant fléchirent devant la volonté de Léopold 1er. Léopold 1er, lorsqu'il monte en juillet 1831 sur le trône... est un prince qui possède, lui, une réelle expérience militaire : il a commandé dans les guerres contre NAPOLEON. Le 2 août 1831, moins de quinze jours après son avènement, l'armée hollandaise envahit la Belgique. Le Roi prend aussitôt en personne la direction des opérations militaires. Ses ministres n'y font aucune objection : alors que les officiers supérieurs capables font si cruellement défaut à l'armée belge, ils ne sont que trop heureux d'avoir au moins un commandant en chef compétent. Le commandement de Léopold 1er, qui ne durera que dix jours... va fonder une tradition, une coutume qui, elle, durera plus d'un siècle. La coutume veut désormais - simplement parce qu'elle a été établie par le premier souverain - que le Roi, en temps de guerre, assume personnellement le commandement de l'armée. C'est une coutume que personne ne discute : elle jouera désormais, en 1870, puis en 1914, puis en 1939, de manière automatique. Spectacle constitutionnel étonnant : le seul fait que Léopold 1er soit monté à cheval pour se mettre à la tête de l'armée le 2 août 1831 a suffi pour infléchir le sens d'une disposition essentielle de la Constitution." (4). -------------------- 2. Une mise au point sous Léopold II. "Une coutume que personne ne discute", écrit Jean STENGERS... Pourtant, il y eut des résistances et des mises au point ! Lisons, par exemple, ces extraits de la longue lettre adressée le 14 avril 1882 par FRERE-ORBAN à Léopold II : "... en refusant de l'approuver, Votre Majesté a inscrit, sur le rapport même (rédigé par le ministre de la Guerre concernant l'assignation de divers corps de cavalerie) ... une note qui, pour motiver ce refus, renferme ... l'énoncé d'une doctrine qu'il est impossible d'accepter... (Votre Majesté écrit que) "... Le Roi, après mûre réflexion, ne croit pas pouvoir entrer dans un système tout nouveau et qui consiste à faire de l'armée un instrument politique, à s'en servir pour récompenser les uns et punir les autres. Il repousse un pareil système comme devant amener la ruine de l'institution militaire et il ne saurait y prêter les mains. Jusqu'à ce qu'on ait fait décider par le pays, que le texte de la constitution doit être pris dans un sens restreint (c'est le ministre qui souligne), et que le Roi n'a pas le devoir, comme tout chef d'armée, de veiller en temps de paix à la conservation et au bon état des forces à la tête desquelles, il aura à se mettre en temps de guerre, il se croira obligé en conséquence, de tenir l'armée en dehors de la politique et de résister à des mesures qu'il considère comme désastreuses." (Après avoir, ainsi, résumé la pensée du Roi, le ministre répond:) "(...) Reste la doctrine à l'abri de laquelle Votre Majesté entend rendre toute controverse inutile quant aux actes à contresigner par le ministre de la guerre. Nous sommes obligés, Sire, de représenter respectueusement à Votre Majesté que cette doctrine n'est pas conforme à la Constitution. Les pouvoirs que la Constitution donne au Roi, en ce qui concerne le Commandement des forces de terre et de mer, ne sont ni différents, ni d'autre nature, que ceux qui lui sont conférés pour la collation des grades et emplois, pour les déclarations de guerre, pour la conclusion des traités de commerce, pour la convocation des chambres, etc., en un mot tous les pouvoirs attribués au Roi au Chap. 2 Sect. 1ère, de la Constitution. L'attribution du commandement de l'armée est faite absolument dans les mêmes termes que ceux par lesquels le Roi est investi de ses autres attributions." (Après avoir rappelé les principales prérogatives du Roi - telles qu'elles sont énoncées successivement dans les articles 65, 66, 67, 68, 69, 70, 72, 73, 74, 78 et 76 - il poursuit :) "Les droits conférés au Roi par ces diverses dispositions sont donc identiques et si le sens attribué à l'article 68 était exact, il serait nécessairement le même pour les autres prescriptions constitutionnelles. Mais, elles sont toutes dominées par les articles 63 et 64 qui les précèdent comme règles générales, et sont l'essence même du système constitutionnel..." (FRERE-ORBAN rappelle le texte de ces deux articles et conclut qu') "Il résulte de là que l'exercice de tous les pouvoirs du Roi, sans aucune exception ni distinction, sont soumis aux mêmes conditions; cet exercice ne peut avoir lieu sans le concours d'un ministre qui, par sa signature en assume la responsabilité. Telles sont, Sire, les exigences de notre régime constitutionnel et c'est sous leur égide et de la même manière, par l'intermédiaire de ses ministres, que le Roi veille aux intérêts de l'armée comme à tous les autres grands intérêts de l'Etat." (5). On peut difficilement être plus clair et tout nouveau commentaire ne serait que laborieuse paraphrase; Léopold II n'a pas répondu. -------------------- 3. La mise au point d'Albert 1er. Sous son règne, le différend à ce sujet avec le Cabinet commence bien avant la guerre : "Depuis mai 1910, le général De Ryckel avait préparé un mémorandum voulant démontrer que le Roi détenait constitutionnellement le haut commandement de l'armée en temps de paix comme en temps de guerre. Charles de Broqueville jugeait erronée cette conception reprise dans plusieurs rapports de l'état-major. Dans les arrêtés de mars 1911, les pouvoirs du Roi, comme chef suprême de l'armée, ne sont implicitement reconnus qu'en temps de guerre." (6). En juin 1912, Albert 1er écrit au baron DE BROQUEVILLE, chef du Cabinet et ministre de la Guerre, une longue lettre contenant "l'exposé complet des idées du Roi sur la question militaire"; on peut y lire notamment que "Dans ce domaine des intérêts vitaux de la nation, l'irresponsabilité constitutionnelle du souverain ne le couvre pas; n'a-t-il pas fait le serment de maintenir l'intégrité du territoire ? N'est-il pas, en vertu du pacte fondamental, le chef de l'armée ? N'est-ce donc pas, pour lui, un devoir sacré de veiller à ce que rien ne soit négligé pour maintenir notre armée en état de défendre honorablement nos frontières ?" (7). Le 19 avril 1918, Charles DE BROQUEVILLE rédige ainsi le compte rendu d'un entretien avec le général De Ceuninck, ministre de la Guerre : "Le ministre de la guerre s'est mépris sur le caractère de la nomination du Chef de l'Etat-Major. Faisant abstraction du caractère gouvernemental qu'a cette désignation, il ne l'a considérée que comme une mesure d'ordre militaire... la désignation du Chef de l'Etat-Major est une mesure d'ordre gouvernemental qui doit être soumise à l'avis du conseil." (8). Le Roi fait la sourde oreille. Le chef du Cabinet va plus loin... Luc Schepens constate que "...le déplaisir du Roi tourne franchement à la colère, lorsque, le 24 avril, à la fin d'une entrevue, Charles de Broqueville lui présente un mémoire rédigé par Louis de Lichtervelde, son secrétaire de cabinet... Or, la note que Louis de Lichtervelde avait certainement rédigée sur ordre de Broqueville, ne visait ni plus ni moins qu'à démontrer que, selon la Constitution, les pouvoirs du Roi dans le domaine du commandement des forces de terre et de mer ne diffèrent pas de ses autres pouvoirs, que c'est au chef d'Etat-Major général qu'incombe la responsabilité militaire des opérations, et au ministre de la Guerre la responsabilité politique des actes du roi-commandant en chef..." (9). Louis de Lichtervelde reprend, en quelque sorte, les arguments développés jadis par Frère-Orban. Dans sa réponse du 29 avril, le Roi fait appel à des arguments constitutionnels, techniques et historiques : "Monsieur le Ministre, J'ai bien reçu votre lettre du 26 de ce mois. Il en résulte nettement que votre opinion est qu'un changement de fait, consécutif d'une nouvelle interprétation de principes (10), doit intervenir, en ce qui me concerne, dans le haut commandement de l'armée. J'ai consigné ma manière de voir dans une note que vous trouverez sous ce pli. Comme vous m'avez dit que vos collègues ont émis des opinions diverses au sujet de l'organisation du commandement, je vous demande de leur donner connaissance, en même temps que cette lettre, des pièces relatives à la démarche que vous avez jugé nécessaire de faire auprès de moi. J'ajouterai qu'il est incroyable que votre secrétaire ait voulu prendre l'initiative, pour des raisons dont je ne me rends pas compte, de mettre en discussion publique, sous les yeux de l'armée, l'autorité et le prestige de la Couronne, en même temps que ma situation personnelle, allant jusqu'à prétendre qu'il n'y a pas de subordination militaire entre le chef d'état-major et le Souverain. Et je ne m'explique point que vous ne l'ayez pas arrêté immédiatement dans ce projet... (11). NOTE (29 avril 1918). 1 (12a). Les termes de notre arrêté du 20 novembre 1916 "lorsque l'armée de campagne est commandée par le Souverain en personne" placent l'unité de commandement dans la personne du Roi agissant de concert avec un Chef d'Etat-Major général. Le Roi donne des ordres, dit le paragraphe 7 (12b). Investi de la confiance à la fois du Souverain et (12c) du ministre de la Guerre en vertu de son arrêté de nomination, personnellement responsable des ordres qu'il donne, signant au nom du Roi, le Chef d'Etat-Major Général couvre en quelque sorte le Souverain constitutionnel au point de vue militaire et ainsi se trouve nettement écartée l'idée de partage du commandement qu'on essayerait de baser sur l'organisation d'une collaboration ministérielle. Qu'il soit civil ou militaire, le ministre de la Guerre ne peut me couvrir dans le domaine des opérations actives, attendu qu'il n'y intervient pas; la responsabilité ministérielle ne serait ici qu'une fiction et d'autant plus qu'elle serait dépourvue de sanction suffisante. Le Chef d'Etat-Major (Général) (12d) exécute aussi les instructions que le ministre de la Guerre, en parfaite union avec le Roi et en son nom, lui donne en vue de l'administration de l'armée, c'est-à-dire de son organisation intérieure, de son approvisionnement. Enfin le Gouvernement, à savoir le Roi d'accord avec ses ministres, trace au commandement le plan général d'après lequel il entend que l'armée joue son rôle pour la défense du territoire, en liaison avec les Alliés. De telle sorte que le ministre de la Guerre met à la disposition du commandement un outil dont celui-ci a (pour) mission de se servir en vue du succès des opérations militaires et conformément à la politique de guerre du Gouvernement (12e). Deux autorités sont ainsi en présence, chacune a (12f) (sa sphère d'influence et) sa responsabilité propre (, mais il importe qu'elles s'entendent pour assurer le succès d'une oeuvre commune qui est la conduite de la guerre). Le constituant a eu l'intuition de cette situation (délicate et), désireux d'assurer un indispensable équilibre et de prévenir des conflits (qui pouvaient être insolubles), il a jugé que le mieux serait de confier la sauvegarde des prérogatives réciproques de l'autorité gouvernementale et de l'autorité militaire au Roi qui, par son éducation militaire et par son expérience des affaires publiques, est à même de les comprendre toutes deux et naturellement disposé à avoir un égal souci de chacun(e). Toute autre interprétation de l'arrêté de 1916 reviendrait à prétendre, d'une part que j'ai pu signer moi-même mon abdication de Commandant en chef et d'autre part, que le ministre de la Guerre d'alors a voulu atteindre ce but sans me prévenir, deux hypothèses également inadmissibles. 2. (...) (12g) 3. J'ai prêté un serment qui n'est imposé qu'à moi : celui de garantir l'intégrité du territoire. Ce n'est que par un commandement effectif, et non pas nominal à titre honorifique, que je puis assumer cette responsabilité devant le pays et devant ma conscience, ainsi que je m'y suis engagé à nouveau le 4 août 1914 devant les Chambres (12h). 4. On ne supprime pas les faits avec des arguties de droit. J'ai commandé l'armée pendant près de quatre ans comme suite à mon ordre du jour du 4 août (1914), solennellement communiqué aux troupes. Aucun ministre ne m'a jamais opposé l'article 64 de la Constitution pour contester ce qui fut mon droit et mon devoir. Le faire aujourd'hui serait m'atteindre personnellement à raison du commandement que j'ai exercé. Je ne le tolérerai pas. Car j'ai conscience d'avoir produit, avec les moyens dont j'ai disposé, un maximum d'effet utile avec un minimum de sacrifices. Le pays et l'armée le savent et c'est en m'appuyant sur eux que j'entends rester à mon poste, certain qu'ils comprennent que le devoir seul me guide. 5. Léopold 1er a lui-même commandé en chef à Louvain (12i). Il est donc inutile de remuer les textes et de solliciter leur esprit, comme il est oiseux de s'adresser à des juristes pour définir les principes du commandement militaire : mon grand-père, d'accord avec les auteurs mêmes de notre charte fondamentale, a fixé, pour l'avenir, la portée exacte de l'article 64. (Et) fidèle à la tradition monarchique et constitutionnelle, j'ai parlé comme il a parlé quand il est parti pour Louvain où l'armée attendait ses ordres. (12j) J'ai toujours (12k) un loyal souci des nécessités du gouvernement parlementaire et mes ministres rendront certainement témoignage de mon constant désir de leur faciliter, souvent à l'encontre de mes préférences et parfois de mon autorité propre, l'exercice de leur mission constitutionnelle; mais ils devront comprendre qu'il s'agit cette fois d'un principe essentiel auquel est liée intimement la question de confiance et sur lequel je ne puis transiger." (12). Devant cette fermeté comme devant le spectre d'un soutien de l'Armée et du Peuple à l'action du Roi, de Broqueville n'a plus qu'à s'incliner et à présenter des excuses, ce qu'il fait. * * * Au fil de cette note, nous avons relevé quelques éléments qui nous semblent particulièrement importants : Le Roi recense "deux autorités", c'est-à-dire les deux pôles de l'Exécutif, et note que "chacune a (sa sphère d'influence et) sa responsabilité propre". Lorsqu'il ajoute "mais il importe qu'elles s'entendent pour assurer le succès d'une oeuvre commune qui est la conduite de la guerre", morceau de phrase essentiel que le général Van Overstraeten omet, Albert 1er confirme sa définition du "Gouvernement, à savoir le Roi d'accord avec ses ministres" et entend bien marquer que son rôle est réellement positif. "J'ai prêté (le) serment... de garantir l'intégrité du territoire" est l'argument-clé de toute la problématique. Albert 1er l'avait évoqué en réponse à une lettre écrite en mai 1917 par le général PETAIN qui offrait "à sa Majesté le Roi des Belges, pour la durée des opérations, le commandement des divisions françaises qui doivent y participer", ceci, bien entendu sous la direction du nouveau Généralissime des armées alliées (13). Le Roi avait répondu en ces termes : "Bien que très flatté de l'offre d'un commandement des troupes françaises dont la haute valeur s'est affirmée dans tant de combats, le Roi ne peut accepter une situation où il abdiquerait, en fait, son autorité sur l'armée belge. Le Roi tient le commandement de l'armée de la Constitution, c'est-à-dire de la volonté du peuple belge dont il se considère comme le premier serviteur. Il ne lui appartient pas de se dessaisir (14a) d'une partie de ce commandement dont la nation lui a confié la charge et la responsabilité. Il se voit donc obligé de décliner l'offre de commandement de l'armée franco-belge, et de conserver le commandement réel et exclusif de l'armée belge. (...)" (14). Le Souverain considère donc bien qu'il s'agit, à la fois, de son "droit" et de son "devoir", d'un "principe essentiel... sur lequel (il) ne (peut) transiger". Il se montre, d'autre part, soucieux de produire "un maximum d'effet utile avec un minimum de sacrifice", souci que nous retrouverons chez son fils. Comme nous l'a indiqué Jean Stengers, Albert 1er se réclame d'une "tradition monarchique et constitutionnelle" qui remonte à son grand-père Léopold 1er. Le Roi a, enfin, conscience de la renommée qui accompagne l'efficacité de son action au front de l'Yser; l'opposition à ses ministres se marque particulièrement, lorsqu'il écrit que "c'est en s'appuyant sur (le pays et l'armée) que j'entends rester à mon poste, certain qu'ils comprennent que le devoir seul me guide". On peut se demander, compte tenu de ce climat de grogne ministérielle si, en cas de défaite, une "question royale" n'aurait pu éclater vingt-cinq ans plus tôt. Comme on le sait, la popularité du "Roi-Chevalier" fut très grande et il existe toute une littérature très positive autour de ses faits d'armes à l'Yser, ce "lambeau de Patrie" célébré par Emile VERHAEREN. Paradoxalement, malgré une résistance identique, la catastrophe attendait son fils et successeur Léopold III. L'article 68 de la Constitution et l'interprétation qu'en fit le souverain semblent être, au moins en partie, à l'origine du drame qui commence en 1940. -------------------- 4. Une filiation malheureuse ! Le 4 septembre 1939, Léopold III rédige l'ordre du jour suivant : "Je prends aujourd'hui le commandement de l'armée. J'ai la certitude qu'en toutes circonstances, elle saura, par sa bravoure et son abnégation, se montrer digne de la confiance que la nation toute entière place en elle." (15). Le même jour, il adresse un message au pays; en voici les principaux extraits : "(...) Notre armée forte et disciplinée, monte une garde vigilante aux frontières. Il n'est aucune de nos provinces, wallonnes ou flamandes, où nos soldats ne soient prêts à repousser une incursion quelconque sur notre territoire. (...) La position d'un pays neutre est difficile. Il est nécessairement l'objet de propagandes, de sollicitations en sens divers. Mais il doit rester lui-même, les yeux fixés sur ses destinées et ne se laisser détourner de ses buts propres, par aucune considération. S'il a droit au respect de sa neutralité, il doit également s'imposer les devoirs inhérents à celle-ci. Devoir de loyauté : notre neutralité, ayant été affirmée, elle doit être effective. La Belgique n'a jamais manqué à sa parole. (...) Plus que jamais, une Belgique unie et forte est indispensable à notre sécurité. Elle a créé notre indépendance, elle l'a sauvée à l'heure du danger, elle nous assurera le maintien de la Paix...". (16). Le 10 mai 1940, nouvelle proclamation : "Belges ! Pour la seconde fois en un quart de siècle, la Belgique - loyale et neutre - est attaquée par l'Empire allemand... (...) entre le sacrifice et le déshonneur, le Belge de 1940 n'hésite pas plus que celui de 1914. (...) A notre vaillante armée, à nos courageux soldats, j'adresse le salut de la Patrie. En eux repose toute notre confiance. Dignes héritiers des héros de 1914, ils luttent pied à pied pour arrêter l'ennemi dans sa ruée à travers nos provinces... (...) Comme mon père le fit en 1914, je me suis mis à la tête de notre armée, avec la même foi, avec la même confiance. (...)" (17). * * * Ce qui frappe immédiatement, c'est la constance avec laquelle Léopold III se réclame de l'exemple de son Père. Les officiels ne s'y trompent pas : c'est bien le même combat, la même logique et ils l'approuvent ! Dans son discours devant la Chambre, le Président VAN CAUWELAERT déclare notamment que "Le Roi, obéissant à son devoir, avec la même fermeté et la même abnégation que son illustre Père, s'est porté immédiatement à la tête de ses troupes. Nous avons la plus entière confiance dans son esprit de décision et nous connaissons trop la générosité avec laquelle il s'acquitte de ses lourds devoirs pour que nous ne lui accordions pas d'avance l'hommage de notre admiration. Il peut compter sur notre indéfectible fidélité..." (18). De même, le Premier ministre PIERLOT demande que "(...) Derrière l'armée, il faut que le pays tout entier soit uni : qu'il n'y ait plus de divisions entre les Belges; qu'une seule volonté de résistance les anime. Avant d'aller exercer le commandement de l'armée, le Roi aurait aimé adresser la parole aux Représentants de la Nation. Le cours rapide des événements ne le lui a pas permis, car, là où le combat est commencé le Chef doit être présent. Le souvenir de la guerre de 1914-1918 est dominé par la haute figure du Roi Albert dont le nom reste, dans le monde entier, synonyme de bravoure, de loyauté et d'honneur. (...) le roi Léopold III, Son digne fils, se voit à son tour obligé de tirer l'épée pour obéir au serment constitutionnel par lequel nos souverains s'engagent à défendre l'intégrité du territoire..." (19). Il est frappant de voir Hubert PIERLOT reprendre l'argument du serment royal qu'Albert 1er avait opposé à Charles de BROQUEVILLE dans ses notes de 1912 et de 1918 ! La thèse royale semble définitivement l'emporter... -------------------- 5. Les interprétations de 1949. Léopold III ira jusqu'au bout de cette vision de la responsabilité du Roi comme Chef de l'armée : obligé de capituler après une résistance acharnée menée pendant dix-huit jours dans des conditions particulièrement difficiles (présence de civils en exode, retrait des autorités civiles qui auraient pu l'aider, et absence de coordination réelle entre commandements belge et alliés), il choisira - contre l'avis de ses ministres - de rester avec ses troupes. C'est le début de la "Question royale". C'est là un sujet en soi, que nous ne pourrions traiter ici que très partiellement. Nous renvoyons donc le lecteur aux ouvrages spécifiques qui lui sont consacrés et dont il trouvera quelques titres dans notre bibliographie. Formulé en pleine "Question royale", le rapport de la Commission signale en tête de son chapitre III que "Des divergences de vue se sont manifestées au sein de la Commission quant à la nature des pouvoirs que cette disposition confère au Roi. Deux opinions ont partagé la Commission. Selon l'une le commandement des armées peut, dans une certaine mesure, s'exercer en dehors des règles de la responsabilité ministérielle. Selon l'autre, ce commandement est, comme tous les actes du Roi, soumis au prescrit de l'article 64 de la Constitution." (20). La plupart des arguments de l'une et l'autre opinion ont déjà été développés dans les textes cités au fil de ce chapitre. Nous n'en reprendrons donc ici que les éléments essentiels. Le groupe majoritaire relève qu' "(...) A l'appui de cette thèse on a fait valoir les considérations suivantes : La disposition constitutionnelle selon laquelle le Roi commande les forces de terre et de mer a un caractère impératif. Elle est le complément nécessaire du serment par lequel le Chef de l'Etat jure de maintenir l'indépendance nationale et l'intégrité du territoire. Seul le Roi prête un serment de cette nature... Alors que les autres pouvoirs du Roi n'exigent que des actes instantanés, le commandement militaire postule une unité et une continuité de vue ainsi qu'une rapidité dans l'exécution qui sont incompatibles avec les exigences du contreseing ministériel. Si dans le feu de la bataille le ministre refuse d'assumer la responsabilité de tel acte qui s'impose de toute urgence, le commandement est réduit à l'impuissance et la conduite des opérations est impossible. Les troupes seront mieux disposées aux sacrifices que commande le devoir militaire, s'ils leur sont demandés par le Roi, symbole vivant de la Patrie. Dans l'exposé de cette première opinion, qui invoque à son appui la quasi-unanimité des auteurs, il est fait état des précédents historiques. (...) Il résulte de ces faits que chaque fois que notre Pays fut attaqué, nos Rois prirent le commandement effectif de l'armée et que cette décision fut toujours approuvée par les ministres, voire par la Nation entière." (21). Cette opinion privilégie l'efficacité et reprend tant les arguments d'ALBERT 1er en 1912 et 1918 que ceux d'Hubert PIERLOT en 1940. Quant au groupe minoritaire, il énonce que "(...) l'article 64... énonce une règle absolue qui ne prévoit aucune dérogation. (...) Si le constituant soucieux de prémunir la Nation contre l'arbitraire du pouvoir exécutif, avait voulu soustraire le commandement des armées à la règle de la responsabilité ministérielle, il l'aurait dit clairement; or, aussi bien le texte que les travaux préparatoires du Congrès sont muets à cet égard (22). L'argument tiré du caractère impératif de la formule "le Roi commande" n'est donc pas convaincant. (...) Du reste, la matière militaire est loin d'être la seule qui nécessite de la continuité de vue et de la rapidité d'exécution. (...) Il faut souligner en tout cas que la pratique ne saurait fournir d'argument juridique valable, si elle va à l'encontre de la lettre et de l'esprit de la Constitution. La pratique du commandement personnel de l'armée aboutit en fait à donner le pouvoir effectif à des conseillers irresponsables du Roi. (...)" (23). Nous retrouvons ici en même temps la vieille méfiance face à l'Exécutif et les réserves tenaces face à l'entourage royal, que nous examinerons au chapitre 8. Pour terminer, "La Commission a été unanime à admettre que l'évolution de la guerre moderne a changé la conception traditionnelle du commandement des forces armées. La guerre est devenue totale. Elle n'est plus limitée aux opérations de caractère militaire sur terre, sur mer ou dans les airs. Elle fait appel à toutes les forces de la métropole et de la colonie. Elle exige la coopération de la plupart des organes de l'activité nationale. A cette guerre totale correspondent nécessairement des moyens qui dépassent les ressources du pays et le champ national. Le Belgique fait actuellement partie d'un vaste système politique de défense le "Pacte de Bruxelles" et le "Pacte de l'Atlantique marquent pour son système défensif une ère nouvelle. Le système des alliances et la nécessité d'un Etat-Major unique allié ou même d'un commandement unique interallié ont transformé la conception traditionnelle du commandement des armées. (...) Les partisans de la thèse selon laquelle le Roi peut exercer le commandement effectif des armées en dehors des règles habituelles de la responsabilité ministérielle, estiment qu'en raison de ces considérations, il est souhaitable qu'à l'avenir le Roi n'exerce plus personnellement ce commandement..." (24). Les actions de nos forces armées au cours d'opérations internationales telles que la Guerre de Corée en 1951-52 et la Guerre du Golfe en 1990-91, comme leur participation dans les missions de l'O.N.U. en ex-Yougoslavie, en Somalie et bientôt au Rwanda, depuis 1992-93, témoignent de cette évolution. Remarquons toutefois que le Prince Philippe a reçu une formation militaire fort diversifiée et poussée. L'avenir nous indiquera comme la coutume en cette matière peut encore évoluer et dans quel sens. ----------------------------------------
|