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Fonction royale 2
Chapitre 4

L'Exécutif au quotidien

Une fois qu'elles ont été votées par la Chambre des Représentants et par le Sénat, "Le Roi sanctionne et promulgue les lois." (article 69); ensuite, "Il fait les arrêtés nécessaires pour l'exécution des lois, sans pouvoir jamais ni suspendre les lois elles-mêmes, ni dispenser de leur exécution." (article 67).

L'objectif de ce chapitre est de montrer comment cela fonctionne dans la pratique et quelles sont les possibilités d'intervention du Roi, ainsi que leurs limites.


1. Les mécanismes.

Grâce à la publication de la correspondance échangée entre Léopold II et les membres du Cabinet FRERE-ORBAN (1878-1884), il nous est possible de suivre de nombreux dossiers du ministre responsable au Roi et de celui-ci au "chef du Cabinet", sans oublier les interventions de l'entourage royal; en quelque sorte, la fonction royale au quotidien.


Le 15 octobre 1878, le chef de cabinet du Roi Jules DEVAUX envoie au Souverain une note selon laquelle "... Je croyais l'arrêté GODECHARLE enterré depuis longtemps et personne à ma connaissance ne l'a ressuscité. Peut-être le Roi a-t-il reçu en dehors de moi quelques communications qui lui permettront de juger ce qu'il y a à faire.". Léopold II lui fait remarquer en marge de cette missive que "Parmi les arrêtés que vous m'avez envoyés aujourd'hui se trouve justement un arrêté pour le legs en question. Je ne l'ai pas signé et vous prie d'en parler de ma part à M. Bara. (1)
Voici ma position dans cette affaire : M. DE LANTSHERE (2) m'avait soumis un arrêté réduisant le legs de 1.000.000 de 150 mille francs. J'ai refusé de signer cela à moins que le gouvernement ne consente à augmenter d'une somme pareille les encouragements annuels aux jeunes artistes." (3).

De son côté, BARA a écrit au Roi le 12 octobre : "J'ai l'honneur de soumettre à la signature de Votre Majesté le projet d'arrêté ci-joint, qui a pour objet d'autoriser la commission provinciale des fondations de bourses du Brabant à accepter le legs universel fait à l'Etat belge par le Sieur Napoléon GODECHARLE, sous déduction d'une valeur de 100.000 francs qui restera aux héritiers légaux du testateur... Cette réduction se justifie pleinement, d'un côté par l'importance de la dotation... et, de l'autre, par la proximité de la parenté des héritiers, par leur nombre et par leur position nécessiteuse." (4).

L'Arrêté Royal est signé le 12 novembre et paraît au "Moniteur belge" le 20 (4).

Cet exemple nous montre plusieurs moments de la procédure :

1. Certains textes parviennent au Roi directement envoyés par ses ministres et généralement accompagnés d'une note explicative; d'autres lui sont transmis par l'intermédiaire de son cabinet particulier. Dans ce cas précis, on peut remarquer combien DEVAUX semble avoir été peu attentif au contenu des pièces qu'il avait transmises !

2. Le Roi entend donner son opinion et il lui arrive même de refuser la signature d'un projet pendant quelques temps, soit dans le but d'amener le ministre à le modifier, soit pour retarder sciemment l'application d'une décision avec laquelle il est en désaccord, ceci dans l'espoir d'obtenir une solution plus satisfaisante ou, selon ses termes, "conforme aux droits de chacun"; rappelons, à ce sujet, l'allusion - que nous avions relevée dans le discours qu'il prononça le 17 décembre 1865, au moment de sa prestation du Serment constitutionnel devant les Chambres - selon laquelle il n'avait "jamais fait de distinctions entre les Belges" (5).

Au moment de la mise sur pieds du Cabinet libéral, le Roi avait dû accepter la nomination de BARA auquel il préférait d'autres candidats (6); mais il traite ensuite avec lui dans l'affaire du legs GODECHARLE et nous pouvons constater que, à cette occasion, le Roi a pu imposer - au moins en partie - son point de vue d'un ministère à l'autre puisqu'il avait refusé sa signature à DE LANTSHEERE qui lui proposait une réduction du legs de 150.000 francs, alors qu'il signe le texte déposé par BARA qui ne ristourne que 100.000 francs aux héritiers; il ne donne cependant son accord à cette nouvelle proposition qu'après l'avoir retenue un mois encore...

A ce propos, il nous semble utile de citer ici l'extrait du Rapport de 1949, selon lequel "Dans l'accomplissement de ses devoirs constitutionnels, le Roi émet une volonté personnelle, qui ne se confond pas nécessairement, dès l'abord, avec celle de ses ministres.
Ceux-ci sont les organes responsables du pouvoir exécutif et les seuls conseillers constitutionnels du Roi. Ils ont une part prépondérante dans la conduite des affaires, en raison notamment de la multiplicité des problèmes d'importance diverse dont le Roi ne pourrait pratiquement s'occuper. Dans la plupart des cas, le Roi se range à l'avis de son gouvernement.

Néanmoins, le rôle du Roi n'est pas purement passif et l'acte du Roi, au sens constitutionnel du mot, naît du concours de la volonté du ministre avec celle du Roi. Ainsi se trouvent associés à l'exercice du pouvoir, le Roi, qui demeure au-dessus des partis, et le gouvernement, qui s'appuie sur la majorité du Parlement. Le colloque constitutionnel entre le Roi et les ministres doit rester secret et la part du Roi dans les décisions prises sous le contreseing des ministres ne peut être connue. De même, une lettre du Roi ne peut être publiée que de son accord, sanctionné par les ministres. Les pratiques qui contreviennent à ces principes à ces principes découvrent le Roi et peuvent le mettre dans l'impossibilité de remplir sa mission." (7).

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2. Le rôle du Roi, par lui-même.

La correspondance "en triangle", telle que nous l'avons vue à l'oeuvre entre le Roi, son ministre et son secrétaire, est très souvent élargie.

A. Une affaire "biscornue".

Le Roi exprime clairement quel est son rôle dans le traitement des dossiers lors de l' "affaire du curé de Martelange", qui nous apparaît comme un "mélodrame" en deux actes et un épilogue :

ACTE 1, Scène 1. Le 7 juin 1879, Jules BARA écrit au Souverain.

"Sire,
Un nommé Mullejans, Laurent, né à Aix-la-Chapelle, curé à Martelange, s'est signalé depuis un certain temps par les violences auxquelles il se livre en chaire contre les actes du gouvernement et nos institutions.
Cet étranger compromettant par sa conduite la tranquillité publique, j'ai l'honneur de soumettre à l'approbation de Votre Majesté un projet d'arrêté d'expulsion à charge du dit Mullejans." (8)

ACTE 1, Scène 2. Jules DEVAUX répond le 21 juin.

"Mon cher Ministre,
J'ai eu l'honneur de placer sous les yeux du Roi la lettre que vous avez bien voulu m'écrire. Voici les observations que Sa Majesté m'a chargé de vous communiquer :
Le Roi a déjà signé deux arrêtés d'expulsion pris contre des prêtres ou religieux. C'est chose nouvelle en Belgique et même les arrêtés d'expulsion ordinaires, à moins qu'il n'y ait eu condamnation des tribunaux, ont heureusement été fort rares. En général le Roi répugne vivement à de semblables mesures. Elles appartiennent à un régime qui n'est pas le nôtre...
Du reste, le rapport joint par le Ministre à l'arrêté qu'il propose ne précise pas ce que l'on reproche au curé de Martelange..." (9)

ACTE 1, Scène 3. BARA réplique le même jour.

"Mon cher Monsieur Devaux,
Permettez-moi de répondre le plus brièvement possible à votre honorable lettre et de rencontrer les objections que S.M. a bien voulu me faire au sujet de l'arrêté d'expulsion du curé de Martelange... (...) S.M. n'a pas eu le dossier sous les yeux. Je le joins à ma lettre..." (10)

ACTE 1, Scène 4. Le 23, Léopold II écrit à DEVAUX.

"J'ai pris la peine de lire le dossier. Le curé est accusé d'avoir dit que les ministres étaient francs-maçons et que le roi était une machine à signer. Encore cela n'est-il pas bien prouvé....
Franchement, c'est indigne d'un gouvernement et surtout d'un gouvernement libéral de vouloir expulser un prêtre sur des données pareilles.
Je suis d'avis de résister. D'attendre que M. Bara récrive et de déclarer alors que ce curé s'est incidemment permis des incartades de langage mais qu'elles sont à mon adresse assez (peu) (11) graves et que je demande qu'on réponde mon esprit de générosité à un langage grossier,... Ce prêtre a dit que j'étais une machine à signer je demande que ce soit une machine à signer sa grâce." (12)

ACTE 2, Scène 1. Le 26, BARA s'adresse une nouvelle fois à DEVAUX.

"Mon cher Monsieur Devaux,
Je viens vous prier de vouloir bien appeler l'attention de S(a). M(ajesté). sur l'arrêté concernant le curé de Martelange....
L'arrêté... a été délibéré en conseil de ministres..." (13)

ACTE 2, Scène 2. VAN PRAET écrit à FRERE-ORBAN en juillet.

"Mon cher ami,
Il était convenu entre vous et moi que je ferais des démarches pour le déplacement du curé de Martelange. Le nonce en a écrit à l'Evêque de Namur qui a d'abord fait des difficultés et qui a promis plus tard le déplacement du curé. Comme la solution se faisait attendre, le nonce a profité de sa rencontre avec l'Evêque de Namur dimanche dernier à Malines pour lui en reparler et insister sur une décision. C'est lundi qu'il m'a écrit le billet ci-joint. Si je ne vous en ai plus reparlé depuis lors, c'est que le déplacement me paraissait désormais certain.
Je ne peux me défendre de croire que dans la situation actuelle le déplacement vaut mieux que l'expulsion. Ce n'est que sur cette assurance du Nonce que l'arrêté a été retenu par le Roi. Il s'agit donc d'attendre encore quelques jours." (14)

EPILOGUE. VAN PRAET écrit à BARA le dimanche 19 octobre 1879.

"Mon cher Ministre,
J'ai prié le Roi de votre part de signer l'arrêté qui expulse le desservant de Martelange et je vous le remets ci-joint. Le Roi a parcouru de nouveau avec grande attention et impartialité le dossier de l'affaire et n'y a trouvé, parmi les faits reprochés au desservant que quelques propos désagréables, mais assez peu offensants si l'on tient compte du ton général de la polémique actuelle. Une circonstance importante c'est que l'évêque de Namur avait à deux reprises promis de déplacer le desservant et qu'il n'a pas tenu sa promesse. C'est ce qui justifie la mesure." (15)
* * *

Cette affaire, au fond assez banale, est intéressante à plus d'un titre dans l'étude du processus de la décision et de la signature royales :

1. Plusieurs personnages sont entrés en lice avant que ce problème n'ait été résolu; au cours de l'Acte 1, nous avons retrouvé les trois acteurs habituels : le ministre de la Justice, le Roi, le secrétaire du Roi; l'Acte 2 voit l'entrée en scène du "conseil de ministres", du chef du Cabinet FRERE-ORBAN, du ministre de la Maison du Roi, du Nonce apostolique et de l'Evêque de Namur !

Nous pouvons ainsi nous rendre compte de la complexité dans la prise de cette décision, disproportionnée pour un problème qui semble assez futile.

2. Nous ne disposons pas de toute la documentation; manquent, par exemple, la lettre de BARA à DEVAUX à laquelle ce dernier répond le 21 juin, le dossier de l'affaire, la lettre de FRERE-ORBAN au Roi consécutive à la délibération du "conseil de ministres", l'échange de correspondances entre VAN PRAET et le Nonce apostolique, entre ce dernier et l'Evêque de Namur...
Nous avons repris ici l'essentiel des sept lettres disponibles dans l'ouvrage de Mme Lubelski-Bernard, en deux chapitres différents.

3. L'affaire se déroule visiblement en deux actes et un épilogue.

Acte 1 : le ministre écrit au Roi pour obtenir sa signature; sans nouvelles il a sans doute écrit à DEVAUX qui en a fait part au Souverain; le Roi se renseigne par l'intermédiaire de son secrétaire et décide de "résister", parce qu'il n'est pas d'accord avec la proposition du ministre, qu'il juge mal proportionnée par rapport aux charges présentées.

L'Acte 2 commence avec la lettre de BARA qui signale une décision du "conseil de ministres", ce qui entraîne une démarche à un deuxième niveau auquel on trouve : le "premier" ministre, Jules VAN PRAET (oncle de Jules DEVAUX) Ministre de la Maison du Roi et son homme de confiance, et les représentants de la hiérarchie catholique; ces "super-responsables" s'attachent à chercher une solution qui satisfasse à la fois le Cabinet libéral et le Roi.

En Epilogue, c'est l'échec de cette phase qui justifie la signature royale. Celle-ci boucle le problème.

4. Léopold II entend visiblement démontrer qu'il n'est pas une "machine à signer" et que son opinion doit être prise en compte.
Le quatrième document nous permet de déceler la vision que le Souverain a de sa mission : loin d'accepter systématiquement toutes les propositions de ses ministres, il entend jouer un rôle d'arbitre, modérateur des passions. Nous approfondirons cet aspect essentiel de la fonction royale au chapitre 7.


B. Résistances royales.

Nombreuses sont les protestations de Léopold II contre les arrêtés royaux qu'on présente à sa signature.
Par exemple, le 18 août 1879 il regrette que "Comme Roi constitutionnel je suis amené à signer des lois et des arrêtés qui blessent profondément un nombre très considérable de mes compatriotes." (16); le 15 octobre 1880, il écrit à Frère-Orban que "Depuis quelques jours, le Ministre de l'Intérieur me tourmente beaucoup pour me faire signer un arrêté Royal... Je désire énormément ne pas être forcé de signer après tant d'autres un pareil arrêté royal qui me ferait un tort réel et qui n'est pas indispensable à M. ROLIN pour atteindre son but... Vos collègues, permettez-moi de le dire, doivent un tout petit peu me ménager... Ci-joint dans le Moniteur souligné en bleu la nomenclature presqu'interminable des arrêtés pénibles que j'ai signés depuis 6 mois. Je demande un peu de repos. Je fais tout ce que je peux pour bien me conduire vis-à-vis du Cabinet, je ne lui crée certes pas de difficultés mais il faut que les ministres de leur côté ne me rendent pas la vie intolérable. (...) prenez fermement en main la situation je vous en prie, rendez au pays le calme et le bonheur, au roi la tranquillité..." (17).

Parfois, cet échange de correspondance prend un tour plus dramatique :
Le 27 mars 1883, FRERE-ORBAN répond à une lettre du Roi se plaignant, une fois de plus, du Ministre de la guerre, le général GRATRY et constate que "Votre Majesté m'écrit : "Personne en Belgique, n'a traité le Roi, au su de tout le monde, comme le fait le général GRATRY; personne n'a plus nui à la Royauté, et nul, pas même moi, n'ignore ce qui se dit à ce sujet parmi les militaires de tous rangs".
Ce que tout le monde sait, je l'ignore. J'aurais le droit de demander des preuves; mais je tenterais en vain d'ébranler une conviction qui repose sur des faits insaisissables et qu'il est, par cela même, interdit de contrôler ou de discuter... Je ne connais pour ma part, aucun intérêt de l'armée qui soit en souffrance. Je constate un état de l'opinion plus favorable au Général GRATRY qu'il ne le fut peut-être à aucun de ses prédécesseurs... Cette situation mérite d'autant plus d'être remarquée que l'hostilité du roi contre son ministre n'est nullement déguisée... Si j'usais de tels procédés à l'égard de l'un de mes subordonnés; si je lui cherchais querelle à tout propos; si je repoussais toutes ses propositions; si je me plaignais incessamment de lui; si je ne négligeais aucune occasion de lui montrer mon dédain, pour ne pas dire mon mépris; si j'écoutais complaisamment alors ceux qui seraient prompts à l'accuser et à le calomnier, sa position serait bientôt ébranlée... Le ministre de la guerre ne peut se maintenir que parce que je le soutiens énergiquement. Il succomberait à l'instant même si je l'abandonnais. C'est donc à moi tout autant qu'à lui que remontent ces étranges imputations... Dans ces conjonctures, une seule issue est conforme à ma dignité : c'est de remettre mes pouvoirs dans les mains de Votre Majesté... Au prochain conseil qui aura lieu dès que tous les ministres seront ici, je ferai connaître ma résolution et ses motifs..." (18); le 28 mars, Léopold II répond à cette menace de démission que "Vous me dites que c'est avec un sentiment pénible que vous avez lu ma lettre, permettez-moi de vous dire que ce sentiment a été le mien en lisant la vôtre. Nous nous connaissons de longue date et notre confiance réciproque qui a été mise à l'épreuve des situations difficiles n'a jamais été un seul instant ébranlée de mon côté. Je suis assez certain non seulement de moi mais surtout de vous pour répondre hardiment qu'elle ne le sera jamais.
Il va sans dire que du moment où la question est placée sur le terrain choisi par votre lettre, je n'hésite pas à sanctionner les mesures qui me sont proposées..." (19); toutefois, le 31 mars, FRERE-ORBAN revient "à l'assaut" et constate à nouveau que "Le Roi se résigne à déclarer qu'il signera (les textes proposés par le Ministre de la guerre); mais il les retient, ce qui signifie, aux yeux des intéressés, qu'il les blâme et les réprouve, et qu'il donne ainsi raison à ceux qui fomentent l'opposition dans des vues que j'ai fait connaître.
Dans de telles conditions, Sire, je préfère me retirer.
L' état de ma santé sera la raison de ma retraite... Soutenir en même temps une guerre intestine de tous les jours, sur tous les actes du département de la guerre, afin d'avoir raison, à coup d'autorité et en violentant le roi, d'une opposition haineuse et injurieuse qui détruit tout esprit de discipline dans l'armée, c'est là ce que je ne puis accepter plus longtemps. D'autres prendront, s'ils le veulent, la responsabilité d'une pareille situation..." (20); le jour même, Léopold II clôture la discussion et cède à son Ministre en écrivant que "Je vous avoue que je ne saisis pas bien le sens de votre lettre de ce matin, ni sa conclusion... Je n'ai pas signé ces arrêtés parce que je ne les ai pas. Je les attends depuis 3 jours tout résolu à les signer quand ils m'arriveront.
(...) Donnons-nous donc franchement la main, il n'y a pas de conflit possible puisque je signe tout ce qui m'est proposé." (21).
Ce dernier échange de correspondances nous montre évidemment que ni le Roi ni ses ministres ne peuvent agir l'un sans l'autre.
Tous les "coups" sont permis, mais avec quelle civilité ! Le Roi fait pression sur ses ministres et cherche à infléchir leur politique lorsqu'elle lui paraît "déraper" vers des excès; ici, Frère-Orban utilise à deux reprises l'arme de la démission, sachant pertinemment que Léopold II ne peut se passer de lui...
Ce genre de conflit est peu connu du public. On peut en trouver maints exemples sous d'autres rois, comme les différends nombreux entre ALBERT 1er et le ministre de BROQUEVILLE au cours de la Première guerre mondiale, ou ceux qui opposèrent Léopold III et ses gouvernements à la veille de la Deuxième...
C'est, en effet, dans ce type de contexte qu'il convient de placer les principaux éléments de ce qui formera, de 1945 à 1951, le conflit majeur qu'on isole toujours sous le nom de "Question Royale" et qui nous apparaît plus généralement comme une phase particulière du phénomène que nous étudions au chapitre suivant comme "la Question de l'Exécutif", à savoir :

Jusqu'à quel point le principe de l'inviolabilité du Roi, nécessairement couvert par la Responsabilité ministérielle, réduit-il l'action du Souverain ou, si l'on préfère, quelles sont les parts respectives du Roi et de ses ministres dans l'élaboration d'une politique au sein du Pouvoir exécutif ?

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3. La crise d'avril 1990 et le problème du "VETO" royal.

"Le Roi doit suivre ses ministres tant que ceux-ci ont la confiance des Chambres." (André MOLITOR, cité par la plupart des journalistes et des commentateurs institutionnels le 4 avril 1990)

Le mercredi 4 avril 1990, les Belges s'éveillaient dans une atmosphère de crise; ils apprenaient que le Roi BAUDOUIN avait refusé de signer la loi sur l'avortement votée la semaine précédente à la Chambre; les media leur annonçaient de même que le gouvernement, utilisant les articles 82 et 79 troisième alinéa de la Constitution, disposait pendant quarante-huit heures de l'ensemble des pouvoirs du Souverain, le temps de promulguer cette loi et de réunir les Chambres dans le but de lever cette "impossibilité de régner".

Nous avons déjà abordé au chapitre 1 l'historique de l'article 82; il nous faut, ici, essayer de comprendre cette crise, d'en exposer la portée constitutionnelle, juridique et historique et d'en envisager les conséquences possibles.

A. Le refus royal.

Les journaux ont évoqué à l'époque les articles 26 et 69 de notre Constitution.
L'article 26 proclamait simplement, avant la Révision de 1992-93 (22), que "Le pouvoir législatif s'exerce collectivement par le Roi, la Chambre des représentants et le Sénat."

Comment faut-il comprendre ce libellé ?
Le professeur Robert Senelle (23) part de l'article 25, selon lequel "Tous les pouvoirs émanent de la nation. Ils sont exercés de la manière établie par la Constitution."; il constate ensuite qu'en vertu des articles 26, 29 et 30, "le Roi est associé à un titre ou l'autre à l'exercice des trois pouvoirs" (24). En effet, alors que l'article 29 nous dit que "Au Roi appartient le pouvoir exécutif, tel qu'il est réglé par la Constitution.", l'article 30 stipule que "Le pouvoir judiciaire est exercé par les cours et tribunaux. Les arrêts et jugements sont exécutés au nom du Roi.". Est-ce dire que le principe de la "séparation des Pouvoirs", cher à Montesquieu, n'est pas respecté dans l'organisation belge des trois pouvoirs ? Non, ainsi que le précise Robert Senelle, dans son commentaire de l'article 25 (25).

Quel serait donc le rôle du Roi dans le Législatif ?
Le professeur Senelle est très clair à ce sujet : après avoir replacé la rédaction de notre Constitution dans son contexte juridique (26), il expose que "(...) Le Roi, ou plus précisément le gouvernement, ... est le mieux à même d'apprécier l'opportunité de modifier, d'abroger, d'amender ou de compléter l'arsenal législatif, puisque c'est lui qui est chargé de faire appliquer les lois dans des cas particuliers et qui est ainsi le mieux à même de juger de leur valeur effective et de découvrir éventuellement leurs vertus tout autant que leurs faiblesses et leurs lacunes." (26).

Autrement dit, l'on ne peut parler du rôle du Roi comme troisième branche du pouvoir législatif qu'en fonction de l'article 27, selon lequel "L'initiative appartient à chacune des trois branches du pouvoir législatif.", la première étant non la personne du Roi, mais l'Exécutif compris dans le sens de "Gouvernement" comme Robert Senelle l'indique clairement lorsqu'il écrit "le Roi, ou plus précisément le gouvernement".

En conséquence, l'article 26 n'implique absolument pas qu'après un accord exprimé par chacune des Chambres successivement, il faille encore celui du Souverain seul pour qu'une loi soit adoptée.

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L'article 69, qui fait l'objet de ce chapitre 4, proclame que "Le Roi sanctionne et promulgue les lois". Est-ce à dire que le Chef de l'Etat disposerait d'un "droit de veto" ou, si l'on préfère, du pouvoir de refuser la sanction d'une loi, ceci dans l'exercice du pouvoir exécutif qui lui appartient selon l'article 29, dans les conditions déterminées par les articles 63 et 64 (27) ?

Trois arguments nous incitent à donner à cette question une réponse négative.

En premier lieu, il y a la coutume. Notre étude montre combien il serait naïf de déterminer le contenu de la Fonction royale par la seule lecture de la Constitution; au fil du temps, des évolutions se sont faites et il est clair que le Roi, en cette fin du XXè siècle, n'exerce pas ses prérogatives - en plus comme en moins - de la même manière que son ancêtre Léopold 1er.
André Molitor exprime parfaitement cette idée lorsqu'il écrit que "La souplesse de notre système constitution-nel a permis à la monarchie comme à nos autres institutions politiques de s'adapter aux temps nouveaux. (...) Une large place ... est faite à la coutume, notamment dans les aspects constitutionnels du rôle du Roi." (28).

Or, que nous apprend l'Histoire ?
Dans une étude récente (29), Xavier MABILLE rappelle les débats du Congrès national. Il en ressort qu'en octobre 1830, la Commission chargée d'élaborer un projet de Constitution aurait émis un vote à l'unanimité moins une voix en faveur d'un "droit de veto absolu".
D'autre part, "le rapport présenté par J.J. RAIKEM" (30) à la séance du 7 janvier 1831 comporte le passage suivant :
"La sanction et la promulgation des lois font partie des pouvoirs constitutionnels accordés au chef de l'Etat.
La sanction des lois a fait l'objet d'observations dans les sections.
Deux membres de la 2ème section ne voulaient qu'un veto suspensif. La 5ème section demandait également que le veto ne fût que suspensif; qu'il vint à cesser, et que la sanction fût obligée, si la même loi était reproduite et adoptée à la session subséquente par les deux Chambres, à la majorité des trois quarts des voix."

"(...)
La section centrale a été frappée des graves inconvénients qu'il y aurait de n'accorder au chef de l'Etat qu'un veto suspensif. S'il en était ainsi, il ne serait pas vrai de dire que le chef de l'Etat participe, dans tous les cas, au pouvoir législatif. Les chambres exerceraient seules cette autorité lorsque le terme du veto serait expiré. Et, de cette manière, les chambres pourraient aller jusqu'au point de faire des lois qui porteraient atteinte aux pouvoirs constitutionnels du chef de l'Etat..."." (31).

D'après cette citation du Congrès national, le Roi aurait bien disposé, à l'origine, d'un droit de veto absolu; Xavier Mabille cite toutefois une analyse du professeur John GILISSEN (32) qui va dans un sens contraire et Mabille ne conclut pas. Dans un article paru dans "Le Soir" du 4 avril 1990 Jacques VAN SOLINGE rappelle néanmoins que le refus royal constitue une "première historique"; en effet, "jusqu'à présent, jamais depuis 1831, un souverain avait (sic) refusé d'apposer sa signature au bas d'un projet de loi voté par les deux Chambres législatives.
Dans quelques cas, toutefois, il est apparu que le roi avait manifesté certaines hésitations avant de signer.
Ainsi Léopold 1er a quelque peu tergiversé avant de laisser passer la loi punissant le duel....
De son côté, Léopold II a longtemps hésité avant de signer le texte qui lui enlevait le droit de désigner les échevins....
Enfin, en 1932, le roi Albert s'est ouvert à son Premier Ministre, Jules Renkin, des réserves que lui inspirait le projet sur l'emploi des langues dans l'administration...." (33).

Deux journaux au moins sont allés plus loin et signalent deux "précé-dents"; ainsi, Léopold 1er aurait usé de son "droit de veto", en 1842, à l'encontre d'un projet portant sur la rétrocession de certains droits d'accise; et Léopold II en aurait fait autant à propos d'un texte visant à modifier les limites territoriales de certaines communes.
En ce qui concerne le deuxième exemple, un lecteur du "Soir" de Gembloux précisait qu' "En 1864, le Parlement vota la séparation de Deux-Acren de sa partie francophone Bois d'Acren. Léopold II "oublia" ce texte et plus jamais on n'en parla." (34). Notons immédiatement que le règne de Léopold II ne commença que le 17 décembre 1865 et qu'il y a donc au minimum un problème de dates dans cette information...

Qu'en est-il ?

L' "Histoire parlementaire de la Belgique" ne contient aucune mention de discussions parlementaires à propos de ces deux exemples. Elle ne signale non plus aucun débat concernant les principes de la sanction royale ou de la promulgation des lois pour cette époque. De même, Robert SENELLE ne fournit aucun exemple de sanction royale refusée dans son commentaire de l'article 69 (35).

Quant à Xavier MABILLE, il signale qu' "Il n'y a eu, dans l'histoire politique de la Belgique, que deux cas, en 1848 et en 1884, de non-signature par le Roi de textes législatifs adoptés par les deux Chambres. Mais il y a eu publication, dans chaque cas d'un arrêté royal attestant le fait, et donc l'exercice explicite de la responsabilité ministérielle. En outre, la décision ne portait pas sur des enjeux considérés comme majeurs." (36).

Dans sa récente étude de "L'Action du Roi en Belgique depuis 1831", le professeur Jean STENGERS distingue le refus de sanction "à la demande du gouvernement" (37) de l'acte solitaire - qui serait seul apparenté à un veto.
Pour la première catégorie, il signale le problème des accises en 1842 et l'affaire de créations de nouvelles communes - dont Bois d'Acren - à des fins électorales en 1884. Les deux refus de sanction sont précédés de la mention "De l'avis de notre Conseil des Ministres et sur proposition de notre Ministre de..." (37), qui implique la responsabilité ministérielle conforme aux articles 63 et 64.
Pour la deuxième, il rapporte des menaces de refus - sans réels lendemains - en 1834 à propos de la garde civique, en 1845 pour le duel (38), en 1871 concernant le jeux de Spa et en 1884 pour ce qui est de l'élection des échevins (39).

Compte tenu de ce qui précède, ces exemples ne constituent que de "faux précédents" ou, du moins, que des circonstances marginales qui n'ont fait l'objet d'aucune polémique (40); ce qui nous ramène à une coutume de 160 ans de sanctions et de promulgations (quasi) automatiques du Chef de l'Etat.
Xavier MABILLE conclut de la même manière que "L'usage de la sanction et de la promulgation de toute loi votée par les deux Chambres s'est donc établi sans exception, hors ces deux cas déjà lointains." (36).

André MOLITOR écrivait dans "La Fonction royale en Belgique" que "Les documents (du XIXè siècle) ... montrent les Souverains d'alors sanctionnant des mesures qui leur déplaisent, nommant à contre-coeur des ministres, défaisant avec un gouvernement ce qui avait été réalisé sous un gouvernement antérieur. C'est le jeu normal de notre système constitutionnel. Il peut être parfois frus-trant pour le titulaire de la fonction royale : c'est ce dont on ne se rend pas toujours assez compte." (41). L'exemple type est celui de Léopold II, amené à signer en quelques années deux lois totalement contradictoires à propos de l'enseignement primaire : une loi libérale en 1879 et une loi catholi-que en 1884, année où il justifie sa sanction devant les mandataires libéraux qui s'en inquiètent selon les termes utilisés dans une lettre au ministre Malou : "Je compte recevoir ces messieurs et leur dire qu'ayant sanctionné la loi de 1879, je sanctionnerai aussi celle de 1884 et que agir autrement serait établir, en quelque sorte, mon pouvoir personnel sur les ruines du système constitutionnel." (42). André MOLITOR rapportait déjà cette anecdote; il y ajoutait le texte de l'allocution royale aux mandataires libéraux : "Je reçois votre pétition comme étant l'expression d'un grand nombre de citoyens investis de fonctions de magistrats communaux. J'ai reçu aussi, vous ne l'ignorez pas, Messieurs, de très nombreuses pétitions en sens contraire à la vôtre. En présence de ces opinions si divergen-tes, je dois me conformer à l'opinion du pays telle que l'ont exprimée les deux Chambres.
Vous êtes trop bienveillants en louant ma sagesse, mais j'accepte sans réserve ce que vous voulez bien me dire de ma scrupuleuse observation des devoirs du Souverain constitutionnel. Je resterai toujours fidèle à mon serment. Je continuerai pour ce qui me concerne, à chercher à assurer la marche régulière de notre régime parlementaire. Je ne ferai jamais de distinction entre les Belges.... Je sers la Belgique, nos deux grands partis et la noble cause de la liberté à laquelle je suis si profondément dévoué." (43).
Autrement dit, le Roi est un arbitre naturel entre les diverses sensibilités qui existent en Belgique; lorsqu'une majorité s'est exprimée au Parlement, le Chef de l'Etat doit la respecter sans tenir compte de ses opinions personnelles.

Un deuxième argument réside dans une certaine logique constitutionnelle. Rappelons que d'après l'article 67 "Il (le Roi) fait les règlements et arrêtés nécessaires pour l'exécution des lois, sans pouvoir jamais ni suspendre les lois elles-mêmes, ni dispenser de leur exécution", ce qui concrétise à la fois la séparation des pouvoirs législatif et exécutif et l'impossibilité pour la Roi de refuser la mise en application d'une loi votée par les Chambres. Le professeur SENELLE va même plus loin lorsqu'il écrit que cet article "établit le principe de la primauté juridique du Législatif sur l'Exécutif" (44). De même, l'on peut logiquement considérer que l'article 25, selon lequel "Tous les pouvoirs émanent de la nation", implique une unité d'intention : comment le Roi, émanation de la nation, pourrait-il s'opposer à une loi votée par les parlementaires, élus de cette même nation ?
Rappelons que, en vertu des articles 63 et 64, le Roi n'est nullement responsable à titre personnel des lois qu'il sanctionne et que seul(s) le(s) ministre(s) qui contresigne(nt) est (ou sont) responsable(s). A noter que, dans le cas de la sanction d'une loi votée par les deux Chambres, la notion même de responsabilité ministé-rielle nous paraît avoir peu de sens dans la mesure où l'on voit mal la Chambre des Représentants accuser, selon les modalités de l'article 90, un ministre pour avoir contresigné la sanction et la promulgation d'une loi que cette même Chambre aurait votée ! La responsabilité n'aurait précisément de sens qu'au cas où cette sanction et cette pro-mulgation ne se feraient pas.

Un troisième argument se trouve dans la demande même du Roi de trouver une solution à ses scrupules personnels, dans le but de ne pas arrêter la loi en question. Preuve éclatante, et que tous les journaux ont soulignée, que le Souverain ne se reconnaissait pas de "droit de veto".

En résumé, ni la coutume, ni la logique constitutionnelle ne donnent au Chef de l'Etat le pouvoir de refuser sa sanction. Nous ne sommes de ce fait pas d'accord avec Robert Senelle lorsqu'il écrit : "... en vertu de l'article 69, le Roi pourrait théoriquement refuser de sanctionner un projet de loi voté par les Chambres." (45), ce qui nous paraît contradictoire avec ses remarques concernant les raisons historiques de l'article 26 (25). Il ajoute cependant : "Dans les faits, il est exclu que le Roi utilise son droit de veto (sic) en refusant de sanctionner une loi votée par le Parle-ment. La sanction et la promul-gation suivent donc automatiquement le vote d'un projet par le Parlement." (45).

On en revient ainsi à la question de savoir si le Roi n'est qu'une "machine à signer" ? A quoi s'ajoute inévita-blement celle de savoir si le Souverain a le droit d'avoir une opinion personnelle.

Au début de ce chapitre, nous avons montré à quel point non seulement le Roi n'est pas une telle "machine", mais encore comment son rôle peut être déterminant dans la solution de certains problèmes. Nous n'y reviendrons pas.
Quant à la deuxième question, la réponse est nette : oui, comme n'importe quel Belge, le Roi a parfaitement le droit d'avoir une opinion personnelle; mais comme de nombreux autres, Il se doit de faire la différence entre sa Personne et sa Fonction.
Personne n'admettrait, entre autres exemples, qu'un juge ne tienne pas compte dans son arrêt d'une loi avec laquelle il se trouverait en désaccord. Son serment l'oblige, en effet, à "obéir à la Constitution et aux lois du peuple belge". C'est le point commun avec celui qui est prêté par chaque Souve-rain au début de son règne, en vertu de l'article 80 de notre Constitution.

On pourrait alors objecter : à quoi sert-il que le Roi ait une opinion s'il ne peut l'exprimer ?
Pour répondre, il faut remarquer combien, en cas de divergence entre son opinion propre et les textes qu'il doit signer, le Souverain peut agir plus efficacement que le juge cité en exemple ci-dessus : la part essentielle de l'action royale est occulte, comme nous l'avons déjà prouvé et comme nous le verrons encore, princi-palement aux chapitres 5 et 7. Le Chef de l'Etat est un personnage prestigieux et ses interventions personnelles ne laissent personne indifférent sans que, sur ce point, il y ait régression dans la fonction royale de Léopold 1er à Baudouin. La lecture de témoignages intimes tels que ceux auxquels nous faisons largement appel dans le sein de cette étude, montre en quelle quantité les décisions connues du public ont pu être influencées par les Souverains succes-sifs. Il faut simplement admettre que l'opinion du Roi ne peut l'emporter à chaque fois...

Rappelons, une fois encore, que le Souverain a un important rôle d'arbitre, lequel implique qu'il reste, du moins officielle-ment, "au-dessus de la mêlée". Toute prise de position publique du Chef de l'Etat dans des matières qui divisent l'opinion ne peut que réduire l'a priori d'impartialité qu'on Lui attribue. Sa neutralité doit, au moins, être apparente.


B. Les réactions à l'ensemble de la crise.

Elles furent nombreuses et allèrent dans les sens les plus divers, selon les sensibilités philosophiques de leurs auteurs; nous avons été particulièrement intéressé par celles des spécialistes de la Constitution. On trouve un échantillon de leurs observations concernant la sanction royale dans "L'écho de la Bourse" (46) :

Robert Senelle, de l'Université de Gand, déclarait que "Lorsque le peuple souverain s'est exprimé via la Chambre et le Sénat, le Roi ne peut refuser d'apposer sa signature au bas du texte." Et le journaliste qui avait recueilli ces opinions résumait la suite de cette argumentation : "Et le professeur de faire la distinction entre le Roi en tant que personne privée, qui a le droit comme tout un chacun d'avoir une conviction personnelle, et le Roi comme institution, comme chef de l'Etat. Dans cette dernière fonction, "il ne peut faire prévaloir sa conviction personnelle face à l'intérêt du pays", dit-il encore...".

Karel Rimanque, de l'Université d'Anvers, estimait que "Le Roi peut exercer une influence et donner des conseils à ses ministres mais un conflit ouvert existe maintenant entre le chef de l'Etat et le gouvernement.".

Selon le professeur Herman Van Impe, de la V.U.B., "si l'article 69 stipule que "le Roi sanctionne les lois et les promulgue", il faut comprendre le Roi et le gouvernement et dès lors le Roi ne dispose pas d'un droit de veto personnel. "Comme chef de l'Etat, il ne peut avoir d'opinion, ce sont les ministres qui disposent de cette responsabilité", dit-il encore, ajoutant que le choix, selon lui, est clair: le Roi doit soit exercer ses fonctions, soit abdiquer.".

François Perin déclarait de son côté que "Le Roi n'a agi qu'en raison de ses convictions catholiques. Il a choisi entre sa conscience et sa fonction. Ce faisant, il s'est découvert. Il est devenu le roi d'une morale prêchée par la hiérarchie et les princes de l'Eglise. C'est psychologiquement et moralement très grave. Le Roi aurait dû choisir d'abdiquer et de permettre au Conseil des ministres, au cours d'un bref interrègne, d'exercer les prérogatives royales, le temps que son successeur puisse le remplacer sur le trône (47).".

Le journaliste de l' "Echo de la Bourse" terminait en signalant que "Pour Xavier Mabille, directeur du CRISP, la situation résultant du refus du Roi d'apposer sa signature sur le projet de loi sur l'avortement est assurément inédite. "Il est admis dans l'opinion de tous que le Roi doit signer et promulguer les décisions de ses ministres, même lorsque celles-ci ne rencontrent pas son assentiment", a souligné M. Mabille.".

Le professeur Francis Delperée de l'U.C.L. a développé son analyse dans "La Libre Belgique" (48) en ces termes : "La polémique, c'est le mot qui convient, s'est ouverte brutalement sur la place du Roi dans l'Etat. Faute, mensonge, hypocrisie... ont dit certains. Pourquoi pas la république, ont surenchéri d'autres. En tout cas, soutiennent les plus modérés, il faut procéder au nettoyage d'une Constitution vieillotte, il faut supprimer les ors et les décors du palais, il faut ramener la fonction du chef de l'Etat à de plus justes proportions. Que faut-il en penser ?
(...)
L'essentiel, c'est la fonction du Roi dans notre système constitutionnel. J'ai dit, dans un débat à la R.T.B.F.-Liège, que le Roi n'était pas une potiche. Je maintiens la formule. Le Roi a, à tout le moins, le droit d'exprimer, spécialement à l'endroit de ses ministres, ses préoccupations et ses opinions. Et si les ministres n'y voient pas d'inconvénient, la position du Roi peut être exprimée publiquement.
Comme disait le grand juriste britannique Bagehot, le Roi a au moins le droit d'avertir, de stimuler, de conseiller. La formule reste d'actualité.
Par contre, le Roi n'a pas le droit de bloquer une procédure, spécialement si elle est d'origine parlementaire. Il n'a pas (...) un droit de veto sur les lois qui ont été adoptées par les Chambres et qui lui sont présentées par son gouvernement. Le Roi n'a pas non plus le droit d'exercer des prérogatives qui lui permettraient de développer ses propres politiques. Ni action, ni réaction...
Selon la formule bien connue, "le Roi règne mais ne gouverne pas". Selon une autre formule qui est inscrite en toutes lettres dans l'article 64 de la Constitution, le Roi n'agit jamais qu'avec le concours de ministres responsables. En ce début avril, les principes de la Constitution sont saufs, en ce qui concerne le Roi. Il n'a pas entravé la confection de la loi.
Il a agi avec le concours de ses ministres. Il n'a pas gouverné mais a, avec l'assentiment du gouvernement, manifesté sa préoccupation pour la défense de certaines valeurs.
Si chacun veut bien lire la Constitution avec les lunettes de l'interprétation qui lui est donnée depuis l'ouverture du règne, je ne vois vraiment pas pourquoi, à prétexte de réalisme, elle devrait être corrigée sur ce point.".

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C. Conclusion.

Cette crise nous a personnellement été pénible, dans la mesure où rien ne nous semblait la justifier vraiment : chacun connaissait les nettes réserves du Roi Baudouin et de la Reine Fabiola devant cette loi; les exprimer de cette manière nous a semblé peu adéquat, du fait que le Chef de l'Etat paraissait trancher dans un débat passionnalisé à l'extrême et qui durait depuis quelque vingt ans. Comment dans ces conditions pourrait-il être considéré, sans arrière pensée, comme l'Arbitre entre les opinions ? Un tel Arbitre pouvait-il prendre le risque de paraître partial ?

Le plus grave est, selon nous, que cet "éclat" royal n'a, en pratique, servi à rien sur le plan de la loi visée elle-même dans la mesure où le défunt Roi a personnellement chargé le gouver-nement et le Parlement de l'époque de chercher une solution "dans le but de ne pas entraver le jeu démocratique". Sa seule incidence fut la mise en cause de la Fonction elle-même et parfois très âprement dans certains journaux; elle est donc de taille, dans la mesure où elle peut hypothéquer l'avenir de la monarchie dans notre pays.

Réécrivant ce texte trois ans après les faits, nous constatons avec soulagement que les esprits se sont calmés. Les déclarations "sur le vif" ont été trop fortes pour qu'on puisse envisager l'enterrement pur et simple de la difficulté : il ne peut y avoir un quelconque renou-velle-ment de cet état de chose au hasard de votes sur d'autres problè-mes éthiques; ainsi, dans sa lettre du 3 avril 1990, le Premier Ministre MARTENS annonçait au Souverain une "solution structurelle" "afin d'éviter que de tels problèmes ne puissent se poser à l'avenir" (49). Nous constatons toutefois que la récente révision de la Constitution, opérée sous la direction de l'équipe DEHAENE, n'a entraîné aucune réduction réelle des pouvoirs du Roi. L'avenir nous indiquera comment ALBERT II réagira lorsque des textes de semblable importance seront soumis à sa sanction...
Rappelons, pour terminer, qu'en 1979 André MOLITOR faisait remarquer combien "le porte-à-faux par rapport aux textes est de plus en plus évident, en tout cas sur certains points"; mais il ajoutait que "C'est Montesquieu qui dit qu'il ne faut toucher aux textes fondamen-taux que le moins possible et "avec des mains tremblantes"." (50).

Notes

(1) Jules Bara, une des personnalités marquantes du parti libéral, était ministre de la Justice dans ce nouveau cabinet.

(2) Il s'agit de DE LANTSHEERE, ministre de la Justice de 1871 à 1878, dans le cabinet sortant; on remarquera que le Roi ne peut orthographier correctement le nom d'un homme qui fut son ministre pendant sept ans !

(3) N. LUBELSKI-BERNARD, op. cit., tome 2, pages 1107-1108.

(4) idem, tome 2, p.653.

(5) Chapitre 1, "Dynastie".

(6) Ainsi que nous l'avons vu dans la première partie du chapitre précédent; cf. Nadine LUBELSKI-BERNARD, op. cit., p.1102.

(7) Le Roi dans le régime constitutionnel..., CRISP, op. cit., pages 22-23.

(8) N. LUBELSKI-BERNARD, op. cit., tome 2, p.655.

(9) idem, tome 2, p.1112.

(10) idem, tome 2, pages 655 à 657.

(11) ajouté par N. Lubelski-Bernard.

(12) idem, tome 2, p.1113.

(13) idem, tome 2, p.658.

(14) idem, tome 2, p.1120.

(15) idem, tome 2, p.1127.

(16) idem, tome 1, p.116.

(17) idem, tome 1, pages 153-154.

(18) idem, tome 1, pages 283-287.

(19) idem, tome 1, p.289.

(20) idem, tome 1, p.291.

(21) idem, tome 1, p.292.

(22) Le nouveau texte précise simplement le futur nouveau rôle de la Chambre "fédérale".

(23) Robert SENELLE, La Constitution belge commentée. Ministère des Affaires étrangères,..., Coll. Textes et documents "Idées et Etudes" n301, 1974.

(24) op. cit., p. 77.

(25) "... le Constituant belge a ... assis les institutions de l'Etat sur le dogme de la séparation des pouvoirs, sans en inscrire toutefois le principe dans le pacte fondamental. En fait, cette théorie a été tempérée, car, si les pouvoirs ont été séparés et jouissent théoriquement d'une indépendance dans leur sphère propre, ce n'est pas pour les constituer en trois entités distinctes et juxtaposées mais bien pour qu'ils collaborent intimement à la protection réelle des droits des citoyens. (...) Dès l'instant où les pouvoirs séparés doivent collaborer entre eux, ... l'élément moteur est constitué par le Gouvernement." (op. cit., p. 66).

(26) Le contexte de notre formule de "séparation-collaboration" des Pouvoirs, tel qu'exposé par Robert Senelle est le suivant : "(...) Les raisons de cette association sont à la fois d'ordre politique et d'ordre pratique.
Sur le plan politique le Constituant de 1831, inspiré des théories en matière de droit constitutionnel et de science politique exposées dans les écrits des grands juristes anglais et français du 18è siècle, et porté historiquement à réagir contre le régime précédent, voulait réduire la part de souveraineté laissée au Roi en mettant, au contrai-re, en pratique, le principe de la souveraineté nationale. Il était donc normal que l'action du Chef de l'Etat soit contrebalancée par l'existence d'un Parlement représentatif de l'opinion publique." (op. cit., p. 77).

(27) Le problème de la responsabilité ministérielle a été examiné au chapitre 2.

(28) André MOLITOR, La fonction royale en Belgique. CRISP. 1979, page 7.

(29) Xavier MABILLE : Le débat politique d'avril 1990 sur la sanction et la promulgation de la loi. CRISP, Courrier hebdomadaire 1275, 1990.

(30) Jean Joseph RAIKEM (1787-1875), avocat liégeois, représentant catholique aux Etats Généraux du Royaume des Pays-Bas, joua, comme son compatriote et collègue le baron de Gerlache, un rôle considérable dans la rédaction de la Constitution.

(31) Xavier MABILLE, op. cit., p.25; et "Le Roi dans le régime...", op. cit., pages 7 et 8.

(32) "Il faut relever particulièrement dans les procès-verbaux de la commission le texte suivant que J. Gilissen commente comme suit (a) :
"Veto absolu. Unanimité moins Ballieu contre.
La Commission aurait donc reconnu un droit de veto au Roi. Pourtant, ce principe n'est pas repris dans le projet de Constitution déposé par la Commission. (...) Il est indubitable que la Commission de Constitution a examiné le contenu de l'article 17 de la Charte (française) de 1830, mais le secrétaire n'a pas indiqué, à côté de la mention de cet article, ce qu'elle a décidé. On peut déduire du fait que ni le texte de l'article 17, ni le principe du droit de veto, n'ont été repris dans le projet rédigé par Devaux et Nothomb, que la Commission les a finalement rejetés."
(X. Mabille, op. cit., p.24).

(a) Voir John Gilissen, La Constitution belge de 1831 : ses sources, son influence, Res Publica, vol. X, 1968, p.120.

(33) "Le Soir", mercredi 4 avril 1990, page 2 : "Une "première" historique".

(34) "L'écho de la Bourse", n67 du jeudi 5 avril 1990, page 2 : "La politique a primé sur le droit"; et "Le Drapeau rouge" n81 à la même date, page 2 : "Mini-trip royal", article signé par Nicolas Errante. Lettre de Paul Lévy de Gembloux in : "Le Soir" du 6 avril 1990, p.5.

(35) Robert SENELLE, Constitution..., op. cit., pages 246 et 247.

(36) X. MABILLE, op. cit., p.25.

(37) Jean STENGERS, L'Action du Roi en Belgique depuis 1831, pages 112-113.

(38) Rappelons toutefois ici que, lors de l' "Affaire Chazal" que nous avons étudiée au chapitre 2, Henri DE BROUCKERE se référait à "la loi du 8 janvier 1841" concernant cette matière du duel.
Nous avons vérifié ce point dans "L'Histoire parlementaire de la Belgique" de Louis HYMANS (Table générale, 1880, p.33). Celui-ci rapporte, au cours de la discussion du budget de la Justice le 14 janvier 1834, que "M. de Robaulx demande des lois qui répriment le duel... M. Ernst, m.j., ... espère que la cour de cassation fixera bientôt la jurisprudence en ce qui concerne le duel. Personnellement, il pense que la législation actuelle atteint l'homicide et les blessures occasionnées par le duel. M. de Robaux complète ses observations sur ce dernier point. Il désire que le gouvernement propose une loi qui soit en harmonie avec nos moeurs. Aujourd'hui le code pénal frappe de la même manière les meurtriers et les duellistes qui se sont bornés à céder à l'influence d'un préjugé. M. Ernst, m.j., déclare qu'il ne demande pas mieux que de faire une bonne loi, mais qu'il désespère d'y réussir mieux qu'on ne l'a fait en France. M. Desmanet de Biesme voudrait que, sans punir les duellistes comme des assassins, on privât de leurs grades les militaires et qu'on frappât de fortes amendes les non-militaires qui se battent en duel. M. Ernst, m.j., persiste à penser que ce qu'il y a de mieux à faire pour le moment c'est de fixer la jurisprudence." (Tome I, p.305); le 22 janvier 1839, "M. Lieds dépose le rapport sur le projet de loi relatif au duel." (Id., p.668); le 28 février 1840, "Discussion du projet de loi sur le duel (rapporteur Lieds)..."; le 11 mars 1840, "... Le projet est ensuite adopté par 50 voix contre 6 et 4 abstentions." (Id., pages 720-721). Le 25 mars 1851, "Au chapitre de la Justice militaire, M. Delfosse exprime le regret de ce que dans une circonstance récente on n'ait pas exercé de poursuites à propos d'un délit commis par une personne haut placée, alors qu'on poursuivait d'autres personnes pour un fait analogue. M. Tesch, m.j., répond qu'après ce qui s'est passé dans le comité secret, il lui est fort difficile de répondre. (Il s'agit d'une provocation en duel adressée par le général Chazal à M. Thiéfry.)." (Tome III, pages 12-13).
Il résulte de cette recherche, d'une part que la date donnée par Jean STENGERS semble erronée, d'autre part que le général Chazal n'en était pas à sa première infraction à cette loi.

(39) J. STENGERS, op. cit., pages 113 à 118.

(40) Nous avons également consulté, d'une manière générale, l' "Histoire de Belgique" d'Henri PIRENNE, Renaissance du livre, t.4, 1952; pour la première "affaire", nous avons parcouru en vain : Ch. du BUS de WARNAFFE, "Au temps de l'Unionisme", CASTERMAN, 1944 et comte Louis de LICHTERVELDE, "Léopold 1er", Ed. DEWIT, 1929; pour la deuxième, le "Léopold II" du même comte de LICHTERVELDE, Ed. DEWIT, 1926. Nous avons reçu le texte d'une conférence donnée par le professeur Jean STENGERS, en 1990 ou 1991, à la Faculté ouverte de l'Université de Liège, sous le titre : "L'évolution récente des pouvoirs du Roi"; il y traite de ce problème en page 12.

(41) A. MOLITOR, op. cit., p.23; et Jean STENGERS, op. cit., pages 116 à 118.

(42) Cité par Ch. B(ricman) in : "Le Soir" du 4 avril 1990, page 2 : "Le Roi et la loi".

(43) A. MOLITOR, op. cit., pages 23 et 24.

(44) R. SENELLE, op. cit., p.234.

(45) Idem, p.246.

(46) "L'Echo de la Bourse" du 5 avril 1990, p.2. Certaines de ces réactions se trouvent en même temps dans d'autres journaux; mais celui-ci est le seul qui y ait consacré une page spécifique.

(47) En vertu des dispositions de l'article 79; voir chapitre 1.

(48) "La Libre Belgique" du jeudi 5 avril 1990, page 4.

(49) Le contenu de cette lettre figure, avec l'ensemble du discours du Premier ministre devant les Chambres réunies le jeudi 5 avril 1990, dans la dernière partie du chapitre 1, consacrée à l'historique de l'article 82.

(50) A. MOLITOR, op. cit., pages 24 et 25